Le Ragondin Furieux

Le Ragondin Furieux

Hier, je suis mort,

L'acte le plus important de notre vie,

                                                 c'est notre mort.

                                            

                                                  Ernest RENAN

 

 


Hier, je suis mort,

 

     Je n'ai jamais eu envie, à l'approche de l'échéance fatale, de plagier Châteaubriant en racontant les petites péripéties de ma vie. D'autant que la lecture des Mémoires d'Outre-Tombe, à laquelle on ne peut échapper dans sa jeunesse, m'a profondément ennuyé. Si j'ai écrit : ennuyé, c'était pour rester poli. Puisqu'un terme un peu moins respectueux aurait mieux décrit mon état d'âme pendant les longues heures où j'ai planché sur les quarante-quatre Livres de ce Monsieur.

    Mais, hier, je mourus. Et, cette fois, j'ai bien l'intention de relater les avatars de ma mort, et la suite.

 

    Je repose. Du moins, je me repose. Peinard. Pour une fois que je peux faire une petite sieste sans qu'un opportun vienne la troubler, quel bonheur !

    Donc, les deux mains croisées sur la poitrine, j'écoute les funestes paroles de mon entourage.

 

Générique :

 

    La nuit dernière, en plein sommeil, la grande faucheuse est venue me chercher. Elle ne savait pas quoi foutre, probablement. Car après son surcroît de travail à la suite de la canicule, elle s'est retrouvée avec un petit trou dans son emploi du temps.

     En effet, beaucoup de petits vieux ayant été liquidés d'un seul coup, sous prétexte qu'ils auraient fait un peu désordre à travers les jeunes dans les piscines où ils auraient pu se rafraîchir, elle a donc failli se retrouver au chômage en raison du manque de clientèle nouvelle. Mais, ne pouvant pas rester inactive, elle a fini par trouver d'autres clients. Malheureusement j'étais du lot.

    Tout d'abord, nous n'étions pas d'accord. Moi, je n'avais pas envie. Elle, elle était pressée. Devant les femmes, j'ai toujours eu quelques faiblesses. J'ai finalement cédé.

    Toutefois, comme je n'aime pas que l'on m'emmène n'importe où et n'importe comment, j'ai posé des conditions – on peut toujours essayer, n'est-ce pas ? Pour des raisons personnelles, je lui ai demandé de jouir un peu de ma mort. Puis d'écrire un post-scriptum. Pourquoi pas ? Ce n'est pas tous les jours qu'arrive ce genre d'événement.

    Vous auriez vu sa tête, elle était verte. Apparemment, il ne lui était pas arrivée souvent qu'on lui pose ce genre de question.

    Alors, afin de couper court à des récriminations encore plus longues de ma part, en utilisant l'une des spécialités de son sexe elle s'écria le regard faux : « pressez-vous, Monsieur, le temps nous attend ! ».

    Non, Madame, nous avons l'éternité !

    Faut tout de même pas se laisser diriger constamment par les gonzesses !

    On dit cela, orgueilleux et fier. Mais, quant on a prévu une partie de pêche avec les copains ou de regarder à la télé le XV de France se faire étriller par les Alls-Blacks, et que, elles, ont décidé qu'il était urgent de déboucher le siphon de l'évier ou de nettoyer le filtre du lave-linge, on obtempère. C'est inéluctable, allez savoir pourquoi, elles ont toujours le dernier mot.

    La preuve : je suis mort.

   

    Fin du générique.

 

    La réalité est beaucoup plus prosaïque. Sans le baratin imaginaire de la dame en noir et du dialogue, tout aussi imaginé – hum, il y a peut-être à travers quelques pointes de réalité – relaté ci-dessus…, je suis mort à mon insu. Le plus simplement du monde, au milieu de la nuit j'ai continué à dormir d'un sommeil différent. Seule une petite note le différenciait du précédant ; c'était mon ronflement : il avait cessé ! Ma compagne ne s'en est d'ailleurs pas aperçue. Ses ronflements ne la réveillant pas, il n'y avait aucune raison pour que la cessation des miens la perturbe.

    Par contre, son éveil fut assez étonnant.

    L'occasion rêvée, car, après des années de récrimi-nations de ma part à l'encontre de ses habitudes, elle se levait avant moi. Elle pouvait donc me houspiller à son aise, me traiter de fainéant, de dort tard, sans que je puisse, pris sur le fait, trouver quelque chose à redire. Ce qui était, de toute façon, un paradoxe lorsque l'on connaît les journalières longueurs de ses grasses matinées ! Bref, en enfilant illico, la mine réjouie, mon pantalon de velours afin de bien me faire comprendre : qui, à la maison, portait dorénavant la culotte, elle me secouait comme un prunier. Seulement, dans ma nouvelle condition, même secoué comme un vieux tronc sur lequel il reste encore quelques fruits, il était impossible de me réveiller. Le doute s'instaura alors dans son esprit. Et, à la suite de divers examens successifs, elle se résolue à conclure que ma léthargie n'était pas momentanée, mais définitive.

    Pourtant n'ayons pas peur des mots, j'étais, sans contestation – elle a même tenté en ultime espoir le bouche à bouche – on  ne peut plus : mort.

    De fait, elle se mit à hurler, geindre, puis pleurer. J'en étais sincèrement désolé. J'aurais tant aimé la consoler de sa nouvelle condition de veuve. Mais devant mon incapacité bien involontaire à apporter un peu de réconfort à son état d'âme, je la laissais seule avec son désespoir.

    Malgré tout, la vie ordonnée reprend toujours son cours. Et, sous peine d'être classée au rang des assassines, son requiem lacrymal orchestré de lamentations exhaustives un peu apaisé, elle s'est souvenue qu'il lui fallait impérativement prévenir les autorités. Ce dont, pour ma part, je me serais bien passé !

    Le téléphone dans une main, le mouchoir dans l'autre pour éponger des sanglots rémittents, elle réussit enfin à joindre le portable de l'un de mes amis médecin, malgré plusieurs tentatives infructueuses.

    Soit dit en passant, ces machins modernes, tant vantés, ont souvent des problèmes de réception lorsqu'ils sont dans des endroits non couverts par leurs opérateurs.

    La communication établie, elle tenta de lui expliquer d'une voie hachée qu'il était urgent de venir constater mon état. Sans oublier de préciser, avec un brin de rancœur dans la voix, que je la laissais seule accomplir toutes les démarches obligatoires et officielles en cette circonstance : moralité, j'étais devenu égoïste.

     Elle a même pensé, je l'ai lu dans son œil de droite absent de toute larme : « depuis le temps qu'il me casse les pieds à vouloir regarder à l'heure du thé les Chiffres et les Lettres à la télé, il aurait mieux fait de suivre les conseils donnés par la pub de l'assurance british qui précède cette émission ». Celle où un ancien copain de G. Brassens, déguisé en pêcheur pour gagner sa vie, vous explique qu'il faut assurer les housses de protection des fauteuils du salon, dans le cas où les enfants qui vont hériter ne pourraient pas vendre ceux-ci, souillés par les incontinences des vieux. Sinon, à cause de cette imprévoyance manifeste, ils n'auront pas suffisamment de sous pour payer l'enterrement. Si elle a pensé qu'il aurait été judicieux de prévoir ces choses-là, elle n'a jamais osé le dire ouvertement de mon vivant, sachant que j'aurais gueulé à l'escroquerie de la part de ces assureurs, de surcroît : anglais !

    Sur ces entrefaites, le toubib arriva. Dans le vestibule de ma demeure, en se débarrassant de son manteau sur la patère de la porte d'entrée, il bougonna tout seul des propos prémonitoires à mon encontre ; mais avec une certaine hypocrisie, car suffisamment fort de manière que je puisse l'entendre dire : « j'espère qu'il va y passer ! A force de faire le con, ça lui pend au nez ! ».

    Au téléphone, à travers les pleurs de ma compagne, il n'avait pas compris que le pire était dèjà arrivé. Mais sur le pas de la porte de ma chambre il s'arrêta stupéfait, et dit d'une voix dépitée : « Merde ! C'est fait ! ».

    De loin, son œil de professionnel exercé depuis un bon nombre d'années à ce genre de situation avait tout de suite déterminé l'irréversibilité de mon état. Alors, de près, il maugréa des insanités à mon égard. Entre autres, comme quoi il était amoral de mourir sans la présence d'un digne successeur d'Hippocrate. Mais surtout, vexé, parce qu'il fut obligé de conclure à une mort naturelle due à l'usure du temps ; et a fortiori nullement provoquée par un abus inconsidéré des bonnes choses de la vie. J'ai d'ailleurs entrevu dans son regard scrutateur quelques regrets.

    A l'évidence, il aurait préféré ne pas être contraint à reconsidérer son pronostic premier, et d'y aller d'une belle engueulade posthume !

    C'eut été un comble ! Car, si je me souviens bien de sa jeunesse, à l'époque où il était carabin, combien de fois ses copains m'ont demandé de venir le chercher. Ce Monsieur ne pouvant plus se mouvoir, du fait des  conséquences éthyliques d'une nouba monstre qu'il avait organisée à l'internat de l'hôpital. Ou, pire encore, à peu près dopé par le même genre de médicaments ingurgités dans le cas précédent, parce qu'il courait surexcité dans les couloirs de l'Ecole d'infirmières en voulant sur le champs ausculter l'une de ces demoiselles, et surtout lui montrer le bon fonctionnement de son... stéthoscope.

    Ce qui prouve que lorsque ce genre d'individu prend du galon dans l'échelle sociale et devient une sommité reconnue, un notable établi ou un bourgeois parvenu, il est atteint d'une amnésie de bon aloi sur les inconvenances de ses frasques passées.

    Si je pouvais me lever, je lui botterais volontiers les fesses ! Ca permettrait peut-être à ses souvenirs de se remettre en place.

    Ainsi furent accomplies les formalités qui me donnaient l'autorisation de rejoindre, dans l'au-delà, certains de mes amis attirés par la quête du Bonheur dans ce « Jardin » philosophique cher aux disciples d'Epicure.

    Une fois toutes les diverses tracasseries administratives enfin réglées, une nouvelle et lourde tâche attendait ma femme : m'habiller. C'était en effet un problème auquel elle n'avait pas encore été confrontée. Elle avait toujours préféré me déshabiller dans la position verticale, plutôt que de tenter de m'habiller : couché ; ce qui à son avis, dans le premier cas, émoustillait sa libido, et ne comportait aucun intérêt dans le second.

    Tout nu sur mon lit, je vis dans son regard un peu de perplexité. Effectivement, un grand cadavre comme le mien n'est certes pas quelque chose de facile à vêtir et manipuler. A la suite de cogitations intimes, elle décida, en dernier recours, de faire appel à la voisine.

    Celle-ci vint alors en traînant la savate ; un peu mal à l'aise, sembla-t-il, d'être embauchée pour un tel rituel. Mais, vous savez, même si cela ne réjouit pas forcément, dans la peine, il faut passer outre à ses réticences et aider son prochain !

    Dès son arrivée dans ma chambre, le visage de la dame changea. De morne qu'il était, il devint légèrement concupiscent. Alors, ne pouvant pas cacher l'endroit où ses yeux s'attardaient longuement, j'eus peur. Pourvu ! Mais pourvu, qu'elle ne soit pas comme ces femmes fétichistes qui ne peuvent garder près d'elles leurs attributs préférés ! Et qui, afin de couper court aux fantasmes extraconjugaux de ceux-ci, les transforment en reliques bringuebalantes, pendues à une chaîne portée en sautoir.

    De préférence, Madame, il serait de bon ton que l'on me conservât entier !

    Cette réticence ne vient aucunement du fait que je ne veuille pas faire don de mes organes à la science, bien au contraire. Surtout s'ils peuvent contribuer à sauver des vies humaines. Mais, si j'ai émis quelques réserves, c'est qu'il y a certaines parties sensibles de mon anatomie dont je n'aimerais pas qu'elles tombassent entre n'importe quelles mains, qui à l'occasion les manipuleraient de façon malhabile. Aussi, après les avoir longtemps partagées avec ma compagne, demandez lui donc si dans sa bouche le terme « exclusivité » n'est pas un leitmotiv ! Comme je n'ai aucune prédilection pour les conflits, en restant pourvu je pourrai peut-être ainsi éviter quelques crêpages de chignon.

    Elles durent m'entendre regimber. Aussitôt elles allèrent quérir un quelconque pantalon dans la penderie et me l'enfilèrent prestement, sans doute pour cacher au plus vite l'objet de maints regrets. Dans la foulée, elles firent de même avec mes chaussettes et ma chemise. A contrario de leurs désirs profonds, je commençais à devenir plus décent. Puis de nouveau, il y eut un flottement, une interrogation : Faut-il lui mettre une cravate ?

    La question de la cravate se posait en effet.

   Qu'allaient-elles décider ?

   Car elles avaient auparavant commis une bévue vestimentaire qui avait déjà commencée à me chagriner.

    J'aurais bien aimé les interroger : pourquoi ce pantalon des plus standards m'avait-il échu ? Pourquoi m'affubler de ce triste futal classique qui ne me servait que dans des circonstances très particulières ? Porté, par exemple, lors d'un rendez-vous obligé, dont je me serais fichtrement bien passé, où je dus affronter un contrôleur d'impôt pointilleux ; moralité, tenue de rigueur obligatoire en cette triste occasion pour paraître un citoyen honorable bien calé dans le rang.

    Où est donc mon vieux pantalon de velours, gardien de tant de souvenirs ? Pourtant il a toujours été un compagnon fidèle. Il eût été normal qu'il m'accompagnât dans cette aventure. Ah, oui, c'est vrai ! J'oubliais. Ma femme me l'avait taxé à son réveil. L'avait-elle gardé par défit ? Ou peut-être avait-elle oublié qu'elle le portait, tant il est confortable ? Ou plus probablement, ces dames l'ont écarté en pensant qu'il ferait désordre en ce cérémonial.

    Raisonnement trop conventionnel, à mon goût. C'est parfois rageant d'être réduit au silence ! Car elles m'auraient entendu crier haut et fort : « Au diable, les conventions ! ».

    Fut-ce le fait d'avoir invoqué le diable, en tous cas à propos de la cravate elles s'interrogeaient. Normalement la question ne se pose pas, la pompe établie le conseille fortement. Néanmoins, ma compagne, qui me connaît bien, savait que ce bout de tissu pendouillant ne m'avait jamais séduit. Même qu'il était souvent la représentation de certaines formes sociétales qui m'exaspéraient de mon vivant. Alors, elles eurent une idée de génie : un nœud papillon !

    Enfin un instant d'originalité. De plus, mon âme bucolique si accordait parfaitement. Me faire chatouiller le menton par un gros papillon aux couleurs chatoyantes, un vrai petit moment de bonheur. Voilà, attendue depuis un moment, une pointe d'anticonformisme comme je les apprécie ! Mes grincements de dents s'étaient calmés d'un coup.

    Malheureusement on ne peut pas effacer en un instant des habitudes depuis trop longtemps ancrées dans les esprits. Elles se réinstallèrent donc dans le conformisme en m'affublant d'un petit nœud grisâtre. Puis dans la continuité elles m'endossèrent, non sans mal, une veste banale ; celle surnommée la veste du dimanche. Cela m'a fait bizarre, moi qui porte rarement une veste, et encore moins le dimanche. Enfin, pour parachever leur ouvrage, des chaussettes noires et une paire de chaussures vernies vinrent orner mes pieds.

   Drôle d'idée, car, là où j'allais, ces godasses étaient tout à fait superflues puisque j'y serais aimablement porté en grandes pompes.

    Bien installé au milieu de mon lit, déguisé en pingouin à l'instar d'un quidam qui va à une réunion du Rothari Club, l'air apparemment serein – à l'intérieur il en était tout autrement, ça commençait sérieusement à bouillir ! –je pouvais attendre l'avenir…  

    Maintenant que j'étais paré d'atours bien comme il faut – à mon grand regret – je pouvais recevoir les gens sans passer pour un mort fantaisiste. Ma compagne ne s'est d'ailleurs pas privée pour en inviter une ribambelle.

      Pour cela, aussitôt après mon habillage, elle fut prise d'une frénésie téléphonique. Le pauvre engin en a même surchauffé. D'abord, elle a prévenu mes enfants. Normal ! Puis invité la famille. Les amis. Les relations, etc., etc., etc. Tiens, me suis-je dit amusé ! : « Pour une fois, ce n'est pas toi qui va payer la note ». Et ça m'a surtout rassuré vu l'ampleur de la facture à venir. Et tout cela en mon honneur, étonnant, non ! Mais, soyons réaliste, comme j'apprécie beaucoup la solitude et le calme, c'était vraiment un jour sans.

    Les enfants arrivèrent assez rapidement, les uns après les autres. En les voyant pénétrer dans ma chambre avec leurs mines tristes et morbides je ne les ai pas tous reconnus sur l'instant. Et aussi, chose étonnante, il ne me semblait pas en avoir eus autant. Sans doute doit-on perdre un peu la mémoire en vieillissant, ou alors, dans sa jeunesse on ne sait pas toujours ce que l'on fait !

    Baiser d'adieu ; cérémonial un peu froid, n'est-ce pas. Puis ils se sont plantés, figés comme des cons au pied de mon lit. Ensuite pendant un quart d'heure au moins ils sont restés là à me regarder comme s'ils ne m'avaient jamais vu. Seuls, un sanglot, une petite larme, un rictus et quelquefois un geste inachevé dans ma direction trahissaient leurs émotions. Puis peu à peu ces signes de chagrin se sont estompés pour laisser apparaître sur leurs fronts les prémices d'une cogitation. Cogitation qu'ils allèrent finir ensemble dans le salon autour d'une tasse de café. Il m'aurait bien plu de connaître les fruits de ces réflexions. Eh, c'est quant même moi le principal intéressé dans cette affaire !

    Cette porte de mon lieu de repos à peine close sur les vivants m'avait laissé, de longues minutes, perplexe… Pendant que je m'interrogeais sur mon avenir, elle se mit à grincer lentement. Un museau qui l'écarte, le bruit des griffes sur le parquet, deux pattes sur le bord du lit, et un grand coup de lèche sur le visage.

    Etonnant, il est froid ? Tiens, il est étrangement fringué ? Ce n'est pourtant pas dans ces habitudes de porter un tel accoutrement ! Surtout que nous devions aller dans les marais, au soir, écouter le chant d'amour des chevreuils. A-t-il oublié ? Puis il a compris. Il s'est assis sur son postérieur et m'a regardé longuement, et là, j'ai vu dans son regard un vrai désespoir, un vrai sincère, sans arrière-pensée.

    Mon compagnon canin ne fut pas le seul à s'inquiéter de mon état. Une petite boule de poils gris et blancs s'était glissée dans l'entrebâillement de la porte, et en trois bonds félins avait sauté sur mon lit. En frottant sa moustache à ma barbe naissante elle avait entamé une mélopée ronronnante. Ce qui l'a surpris, c'est que je ne la repousse pas d'un geste impatient. Elle a tourné ses yeux en amande vers son copain : qu'est-ce qu'il a ? Dans l'attitude de mon camarade elle a compris alors que je les avais abandonnés. Ensemble, ils ont quitté la pièce pour aller cacher leur chagrin dans un endroit isolé de la maison, dignement à l'écart du brouhaha des humains.

    Occupée par ce va-et-vient incessant, ma compagne n'avait pas l'opportunité de se laisser aller à sa peine. Il lui fallait préparer le café, infuser le thé, servir un petit verre de vin à un voisin venu « rendre visite ». Et en même temps raconter un certain nombre de fois la même chose, afin d'expliquer comment j'étais mort. Il y eut aussi la mise en place d'une des coutumes de nos villages qui lui prit un bon moment.

    Beaucoup d'habitants de nos campagnes reculées ne pouvant recevoir le journal, il était habituel d'envoyer une estafette pour propager cette sorte de nouvelle. Pas une fourgonnette d'une marque bien connue, mais un inactif de la commune à qui l'on déléguait cette triste mission. En l'occurrence chez nous, le préposé n'était pas l'idiot du village, certes, mais certainement pas le plus intelligent. Disons : un peu entamé, si vous voyez ce que je veux dire. Après lui avoir appris sa leçon, on précisait : « Tu y vas, soit, à pied, à vélo ou à la limite à mobylette, mais surtout pas en voiture ».

    Ces recommandations à peu près assimilées, voilà notre messager parti à vélo porter de vive voix le funeste faire-part. Dès la première maison où il s'arrêta, en le voyant paré de sa plus belle tenue, on lui demanda aussitôt : « Qui c'est qu'est mort ? Rentre donc, tu vas nous expliquer. Tu boiras ben un p'tit coup ? ». A la deuxième, pareil. A la troisième…

    Au milieu de l'après-midi, le vélo qui commençait à s'inquiéter des zigzags que lui imposait son pilote cherchait tant bien que mal à retrouver son indépendance. A la fin de la soirée, il gisait dans un fossé, et quelques mètres plus loin des ronflements prouvaient qu'il n'avait pas réussi totalement à échapper à son propriétaire ; dont la mission restait, dans ce cas là, parfois inachevée. Vous comprenez pourquoi il n'était point souhaitable qu'il se déplaçât en voiture !

    Les coups de téléphone, le messager, avaient amené dans la soirée nombre de visiteurs hétéroclites.

    Du côté des hommes, en particulier les anciens du village, ce genre de cérémonial ne fut pas très ambigu. Une fois au pied de mon lit de repos, un hochement de tête, une sorte de salut, deux minutes de recueillement, et direction la cuisine pour arroser çà. Tradition oblige. Un petit coup à ma santé.

    Chez les femmes, ce fut plus divers. Certaines vinrent dans la simplicité me rendre un dernier hommage. D'autres firent des réflexions sur ma tenue vestimentaire, un peu choquées par mon nœud papillon. Puis elles y allèrent gaiement de leurs commentaires : Ah bé dame, l'a eu une belle mort ! L'a pas souffert ». Encore heureux, ma chère ! Mais je ne vois pas en quoi cela l'autorise à dire que c'est une belle mort. Car la mort, quelle qu'elle soit, n'est jamais belle ! Il n'en fallait pas tant, avec ce genre de propos à la con, elles com-mençaient à m'échauffer sérieusement les oreilles.

    Ce n'était pourtant pour moi que les prémices d'une longue torture morale.

   Vinrent les bigotes, toutes de noirs vêtues. Arrivées au pied de mon lit, sans même me dire bonjour, le signe de croix. Et rebelote, re-signe de croix.

   Sur l'instant j'ai pensé qu'elles voyaient dans mon nœud « pape » le stigmate manifeste de la présence du Malin. Il est possible, au demeurant, que cette discordance dans ma tenue en ait effrayé quelques unes. Il faut cependant les comprendre. A chaque instant la tentation est là, perfide. Attention, sous quelle forme, sous quelle apparence pourrait se travestir cet être satanique pour les entraîner dans des endroits décadents ?

    Eh oui, il est partout ce séducteur de l'inconcevable…

    Toutefois, leur duplicité était un peu plus évidente que je ne le pensais. Car, au second signe de croix, j'ai remarqué sur le visage de beaucoup de ces cagotes comme une lueur hypocrite. J'ai alors compris ! De mon vivant, elles auraient hésité à se livrer devant moi à ces gestes ridicules sachant que j'aurais baptisé ceux-ci du nom de simagrées. Mais ne pouvant en la circonstance émettre aucune remarque à l'égard de leurs façons de faire, elles tenaient enfin leur revanche. Non seulement elles sont hypocrites, de surcroît, elles sont irres-pectueuses envers la philosophie des autres ! Que voulez-vous, elles ont été trempées dès leur enfance dans un manichéisme primaire, ce qui engendre automati-quement, chez elles, un prosélytisme décadent. Ecoeuré par leur inconduite, je commençais à regretter d'être mort.

     D'autant que ça n'allait pas s'arranger puisqu'elles ont décidé de s'installer. Une veillée funèbre ça s'appelle. Pas du genre des soirées où t'invites les copains pour faire un tarot, écluser quelques bonnes bouteilles, chanter à tue-tête des chansons de corps de garde, non un truc ouaté, un silence oppressant pour ne pas réveiller un mort qui pourtant ne rêve que d'écouter la « none » de Brassens.

      Pour ce faire, créer l'ambiance en somme, elles ont décidé de disposer ça et là des bougies. Ma chambre ressemblait à une cathédrale, là, c'était de trop ! N'ayant jamais très bien compris quel symbole représentait des alignements de bougies ostensiblement disposées pour certaines circonstances, en générales douloureuses, pour ne rien arranger j'étais en plus incommodé par leurs fumées noirâtres et puantes. Malgré cette iniquité à mon égard, mon imaginaire allait bon train. Pour me consoler, en puisant dans mes souvenirs, l'odeur d'un cohiba fumé par Castro me redonna du baume au cœur.

     Puis, il y eut un moment de relâche, elles s'assirent en face de mon lit, pensives. Seuls quelques borborygmes d'un estomac malmené, accompagné parfois d'un pet sournois, rompaient de temps à autre le silence.

    Il y avait là quelques pipelettes patentées pour qui rester pendant trop longtemps silencieuses était un exercice au-dessus de leurs forces, c'est dans la force des choses ; mais surtout, il y avait un sujet qui les « tarabustaient » : la cérémonie de mon enterrement.

Comme elle connaissait mes opinions et qu'elles avaient entendu dire que je préférais finir comme une merguez plutôt que d'être bouffé par des vers qui ne m'en seraient pas plus reconnaissant pour ça d'avoir été leur petit encas de quatre heure, des démangeaisons verbales commençaient à faire trémousser d'impatience les fessiers et trembloter les lèvres de propos retenus. Mais le pire sans doute, pour ces conditionnées de la calotte, c'est qu'il n'était nullement question de cérémonie religieuse, encore moins de fleurs et couronnes et en  recommandant de jeter mes cendres dans le jardin, ou encore mieux en mer, en disant à ma compagne que l'urne ferait un excellent vase pour y mettre des roses qui furent parmi mes fleurs préférées.

     Donc, n'y tenant plus, elles se mirent à jacasser en sourdine, une sorte de psalmodie égrenant des patenôtres. Le sujet étant d'une importance capitale pour ces harpies le ton commença à monter jusqu'au moment ou j'entendis tomber la sentence : « Y-a qu'à le passer à l'église, ô peut pas lui faire de mal à neu ! » (pour ceux qui ne manie pas le patois poitevin : ça ne peut pas lui faire de mal maintenant).

     Par tous les Diables ! Ces salopes veulent profiter de la situation pour me faire rentrer dans ce qu'elles appellent, le droit chemin…

     Eh oui, pour beaucoup, la contrainte de la foi est une évidence consciente, voire plus souvent inconsciente, qui mène les individus vers les chemins d'un conformisme de pensée dont ils ont beaucoup de mal à se débarrasser, tant est qu'ils fassent volontairement cette démarche. En effet, la culture judéo-chrétienne est tellement enracinée, perpétrée volontairement dans les esprits des plus jeunes afin de façonner de bonne heure un formatage considéré comme la bonne conscience, si bien que chez la plupart des individus il est difficile de faire abstraction de cette uniformisation de l'intellect. Donc se perpétue ainsi des croyances et des manières « d'être » tout à fait contestable.

 

Bref, l'insidieux non-respect d'autrui qu'elles affichaient avait fini par me réveiller.

 

Finalement, je ne suis pas encore mort, et tant qu'il me restera un souffle de vie je me battrais pour dénoncer l'iniquité des religions et tenter d'apporter un peu d'esprit critique qui manque si souvent

    

   

   

   

 

 




25/02/2009
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