Le Ragondin Furieux

Le Ragondin Furieux

Le con existe, je l'ai rencontré...

                                                    


                                                     On a beau dire,

                                                     On a beau faire,

                                                     Le cul du berger

                                                     Sentira toujours

                                                          Le thym.

 

                                                                      H.GOUGAUD

 

 Mauvaise nouvelle !

                  

                          Le con existe, je l'ai rencontré.

 

 

     Il m'arrive peu souvent de fréquenter la grande Ville.

   

     Malheureusement, quelquefois des obligations impérieuses m'y contraignent.

    

     Après avoir déchaussé à regret mes bottes de caout-chouc, d'autant qu'elles rechignent souvent à retrouver leur indépendance, puis ôté mon pantalon de velours si confortable, je me pare d'atours plus en harmonie avec mon futur état de citadin forcé et, enfin prêt, je me véhicule vers l'inconnue.

      Pas celle dont les bras accueillants attirent ma tête vers le moelleux coussin de deux seins rebondis, mais celle que je regarde avec circonspection, celle qui me rebute tant ses bras sont tentaculaires et froids : la grande ville.

      Malgré tout, pour mettre un peu de baume enchanteur à mon esprit rendu maussade par cette perspective, en faisant fi de mes préjugés défavorables, je sacrifie une belle journée de Printemps. Un après-midi où le jeune soleil vous regarde en souriant, sa douce chaleur réchauffe, la terre émane le parfum des fleurs en éclos.

     En ville, le cœur heureux d'un si beau temps, le regard plein de lumière, je flâne au gré des rues.

     J'admire, ce que souvent l'on ne regarde pas, les hauts des maisons de nos villes.

     L'une au toit de tuiles romanes, rose passé, quelque fois moussu, l'autre couverte d'ardoises grises et luisantes qui en porte ainsi la rigueur de l'époque protestante, celle du dix-huitième siècle ornée d'entrelacs sculptés dus au génie de quelque architecte à l'inspiration tarabiscotée, quelles merveilles ! C'est un chaos de cultures harmonisées.

      Mais comme le bonheur ne peut pas être parfait, un sombre souvenir vint noircir le plaisir que me donnait ces ensembles si discordants, et pourtant si bien accordés par le hasard du temps.

      Comme des fleurs disséminées ça et là apportaient un peu de poésie au tableau que j'admirai, il m'était revenu à l'esprit, qu'un jour, un technocrate de bas étage avait émis l'idée que l'on devrait interdire les pots de fleurs sur les balcons ; sous le fallacieux prétexte qu'ils étaient un danger pour les passants. Ce mauvais goût dans la bouche, laissé par une telle aberration, sera toutefois de courte duré car, doté d'une nature heureuse, ma bonne humeur reprit vite le dessus. J'ai toujours pensé en effet que s'il fallait être assommé, il valait mieux que ce fût par des fleurs plutôt que par la matraque d'un CRS. Surtout si c'est la jolie fille sur le balcon du troisième étage qui, après une tendre rencontre, lors d'adieux pathétiques, renverse maladroitement les fleurs de son jardin d'extérieur et envoie ainsi par les airs le lourd message de son cœur amoureux.

      Chassant définitivement loin de mon esprit les turpi-tudes des fonctionnaires et des hommes politiques je reprends ma flânerie, je déambule, au hasard des rues, les sens en éveil à l'appel du Printemps….

       Un parfum vient flatter mon odorat, pas le patchoulis de la parfumerie d'en face, mais plus fin, plus subtil, un mélange presque insaisissable : le thym, le serpolet, la sarriette qui donnent ce charme indéfinissable au souffle du mistral. Il émane d'une affiche. L'une de ces belles affiches publicitaires, souvent scotchées sur le bas des portes en verre des magasins, où j'y


                                          AU CINEMA, LE PROVENCAL

 

     A LA GLOIRE DE MON PERE

 

       D'après Marcel PAGNOL

      

     Il n'en suffisait pas plus pour réveiller mon naturel rêveur. A cet instant, je m'imagine, les mains dans les poches, les pieds dans la bruyère, écoutant dans les garrigues l'envol des bartavelles….

 

                       « Boum ! Crac ! Floc…. »

 

       Interrompu au milieu d'une si agréable rêverie, interloqué par tant d'outrecuidance, je baisse les yeux et jette un regard réprobateur vers l'objet de ce vacarme intempestif.

    Un petit costard anodin, une cravate grise, des lunettes d'écailles, en parodiant les paroles de Coluche dans l'un de ses sketchs, je dirais : la tronche du premier de la classe. C'était ce quidam là, assis le cul posé sur une crotte de chien, qui était l'auteur de tout ce remue-ménage.

   

     C'était la rencontre !

 

     Bien qu'il ait rompu brutalement le charme d'un instant de poésie, je rougis. Confus devant cette situation ambiguë.

     Je regardai en l'air, lui, pas pour les mêmes raisons, en bas, il essayait tant bien que mal d'éviter les crottes de chien.

     Je savourais et respirais la douceur de la vie. J'errais lentement au petit bonheur. Lui, courait après un destin tracé d'avance et sans beaucoup de fantaisie. Cela peut paraître peut-être bizarre dans une société bien ordonnée, mais j'étais debout, lui, le cul dans la merde. – aparté : Malheureusement pour ses habitants, cette ville n'est pas encore Chiraquée. Que voulez-vous le bonheur n'est pas partout ! Ne soyons pas étonné de cette appellation car, si l'on se souvient, c'est lorsque le sieur Chirac était maire de Paris qu'apparurent dans la capitale les premières moto-crottes, appelées par le fait plus communément Chiraquettes. Nous n'épiloguerons pas plus sur cette initiative qui aurait pu être judicieuse si, l'effet d'annonce, l'effet publicitaire de cette bonne idée n'avait pas aidé à cacher les carences évidentes de la gestion de la capitale. –

     En bredouillant des excuses, je lui tends une main condescendante – vous l'aurez compris, celle descendant vers le con – pour l'aider à retrouver la position du bipède pensant, c'est-à-dire, la verticale. Avec toutefois une certaine réticence car, quoique qu'il en fut le lointain descendant, il n'avait rien de la simplicité de l'Homo erectus. Bref, le quidam, le regard outré, repousse de dépit ma main bien pensante tendue dans sa direction. Puis il m'injurie, m'invective, et finalement me traite de bouseux et d'iconoclaste !

     Bouseux ! Bouseux ?

     Si j'ai interprété correctement ses propos : je veux bien !

     En tout état de cause cette condition ne m'a jamais déplut. D'ailleurs j'ai labouré le jardin ce matin pour y semer quelques graines, mes mains en portent encore    les traces : des ampoules. Ou peut-être sentent-elles mauvais ? Car j'ai couru après les vaches de mon voisin qui, rendues amoureuses par les premières effluves du printemps, avaient envie de faire des galipettes avec Kiki. Kiki, c'est le taureau. Ce ne fut pas une partie de tout repos puisque le dénommé Kiki, un très beau Maine-Anjou d'un peu plus d'une tonne, n'avait aucunement l'intention de laisser partir ses nouvelles compagnes vers un destin duquel il eût été absent.

     Donc cette condition de bouseux ne me gênait absolument pas, et, pour bien le convaincre, je lui précise pourquoi tout cela faisait partie quelques fois des inconvénients de la nature. Car s'il voulait boire du lait, il fallait bien que certains se salissent les mains !

    Que n'avais-je pas dit !!!

    Redoublant de vindicte, il me crie : «  moi, Monsieur, j'ai un bac, plus cinq ! Vous, vous n'êtes qu'un arriéré, un résidu du néolithique… ».

    In petto un remous me secoue : force cinq ? Devant une telle situation catastrophique il va être urgent que l'on achète des gilets de sauvetage. Car s'ils continuent à surcharger les bacs de bagages intellectuels parfois superfétatoires, j'ai bien peur, dans ces cas là, de les voir couler de suffisances. La suite de son discours ne m'a d'ailleurs pas plus rassuré, ni stoppé le tangage et le roulis occasionnés dans mon esprit par tant de fatuité.

    Vous allez comprendre pourquoi. Mes pensées et mon vague à l'âme ne l'ayant pas interrompu, le quidam m'explique….

    Tous les ratios sont mauvais, les dernières statistiques le prouvent, le plus moderne des ordinateurs l'a confirmé : il est complètement dépassé et de surcroît inutile de traire les vaches ! Puisque, dans nos usines d'avant-garde, l'on va fabriquer des pilules de lait avec du pétrole où l'un de ses produits dérivés.

    N'étant pas au fait des dernières techniques, je change de sujet pour cacher mon incompétence. Et peut-être pour oublier l'effroi qui commençait à me glacer à de telles paroles.

    Si je me souviens bien, il m'avait traité aussi d'icono-claste. 

    Iconoclaste ? 

   Apparemment ce vocable lui plaisait. Il avait dû le repérer à travers les jurons du capitaine Haddock en lisant dans sa jeunesse les aventures de Tintin. Je ne lui fis pas de réflexion à propos de cet insignifiant petit personnage à la houppette blonde, malgré que son iconographie trop bien pensante ait souvent emmerdé ma conscience d'adolescent. Bref, cette expression me rendait quelque peu mal à l'aise.

    Pourtant, je suis un contemplatif. J'adore les images, surtout, et particulièrement, celles avec lesquelles nous parfument les fleurs de la poésie. Aussi, ces hauts de  maisons entrevus, ces balcons enfleurés, ces rues tortueuses et indisciplinées, ne se croisant pas où il faudrait, oui j'admire. Par contre, j'apprécie peu les icônes religieuses pour le symbolisme idiot qu'elles représentent et perpétuent. Avec toutefois un regard bienveillant sur la qualité de certaines peintures, et un respect admiratif pour l'artiste qui les a peintes.

    Finalement dans ces cas là, afin ne pas polémiquer sur les mots, j'élude les aphorismes. Après tout, on a bien détruit le mur de Berlin, pourquoi ne pas essayer de passer à travers celui de l'incompréhension ?

    Donc, je lui retends une main secourable pour l'aider à se relever, d'autant qu'il me semblait le connaître.

    Petit costard gris anodin, cravate grise, lunettes d'écaille, baise en ville, la tronche du premier de la classe.

   

    N'était-ce pas le petit banquier rencontré tout à l'heure ?

    Celui à qui, faisant une démarche pour l'un de mes camarades artistes peintres, j'avais tenté d'emprunter quelques sous pour permettre à ce compagnon de Bohême, un peu gêné aux entournures, de s'acheter des tubes de gouache et des pinceaux. Car même si l'on a du talent ce n'est pas toujours facile de vivre de son art.

    Je me suis fais virer ! Le plus déplaisant, c'est que ce fût avec un peu de mépris dans le regard, et surtout, que ce banqueteux m'ait pris pour un inconscient. Moralité, nous ne nous étions pas compris sur la valeur de certaines valeurs. Ou alors, il avait entendu Léo Ferré chanter : « ces grands fauchés sont riches à crever », à mon avis, il n'avait pas dû tout comprendre !

    Ce n'était peut-être pas lui, ce devait être probablement un autre…

    Comme il faut bien aider son prochain, ma main était restée en suspend. Elle va y rester longtemps. Effectivement, pendant cet intermède une nouvelle catastrophe était en préparation.

    Vous savez, les gens sont curieux. Seulement il n'y a pas que les humains, les animaux aussi. Eux, ce n'est pas par malice ni méchanceté, c'est comme ça, ça les amuse, ça les change des spectacles habituels.

    Tournoyait à ce moment là au-dessus de nos têtes un couple de corbeaux.

    Interloqués par le spectacle que nous leur offrions, ils se posaient des questions. Qu'est-ce ce tas grisâtre qui gesticule ? Et en plus, ça pue !

    Ce n'était pas particulièrement de la curiosité de leur part, mais il faut bien comprendre une chose : la vie de corbeau n'est pas toujours folichonne ! En effet, si on les voit parfois voler sur le dos, c'est qu'ils en ont marre de regarder d'en haut la misère de ce bas monde. Non pas pour ne pas la voir, mais, comme ils sont pleins de délicatesse, ils tournent discrètement la tête devant l'affligeant spectacle que nous leur offrons.

     A ce propos, il faut se souvenir aussi des conneries et des mensonges écrits dans la genèse de la bible.

     Comme il y a un peu tout et n'importe quoi dans ce machin, j'ai pour ma part une version différente et plus réelle de certains faits.

    

    Cela faisait environ quarante jours que le père Noé buvait de la flotte. Un peu longuet pour un homme presque seul et isolé ; n'est-ce pas ? Même pas de journaux télévisés ! Alors pour être informé de ce qui se passait sur cette satanée terre, il décida d'y envoyer un observateur. Allez savoir pourquoi, il choisit un corbeau. C'eût pu être un représentant de l'ONU, mais vu leur efficacité dans certains cas on comprend qu'il se soit tourné vers une solution plus réaliste. Libéré par l'une des écoutilles de l'arche, le volatile s'envola vers une destination inconnue. Le problème est que, ce foutu animal n'est jamais revenu ! On peut le comprendre, la liberté est un bien trop précieux pour ne pas en jouir jusqu'à l'extrême. L'ancêtre chercha alors une autre solution. Il lui restait une colombe, en sorte, une sorte de pigeon voyageur. C'était une bonne idée puisque cet oiseau avait pris l'habitude de revenir à son point de départ. Il ouvrit donc une nouvelle fois une écoutille de sa barcasse et expédia le gentil zoziaux vers sa destinée.

    S'il avait su ! A peine l'éclat blanc de la colombe ce détacha sous le ciel plombé, qu'elle ramassa une volée de plomb. Puis un peu secouée, poursuivant son vol vers le nord du Caucase, elle fut assourdie par le concert des orgues de Staline. Rebutée par ce genre de musique, elle changea d'itinéraire et se dirigea vers le sud en direction du Moyen-Orient. Pas en ligne droite, car elle dut faire un écart pour éviter un missile tomawak américain parti en croisade pour aller pourfendre le turban d'un mec à mobylette, un certain Omar. Malheureusement pour elle, la journée n'était pas finie. Aux abords d'Israël, ou peut-être vers l'Irak, elle n'a jamais très exactement su où, son « Galileo » expérimental ayant été déboussolé par l'incompréhension des hommes, elle essuya quelques rafales intempestives de Kalachnikov. Mais elle n'était pas encore au bout de ses peines ! Car sur la fin de son périple, elle fut éclaboussée par les débris d'un gus qui s'était fait péter la tronche et le reste, et qui avait pensé : avec cette façon désespérée de communiquer, je vais peut-être faire comprendre à mon voisin qu'il n'a pas forcément toujours raison. Faut vraiment pas s'aimer !

     Dégoûté, sur le chemin du retour, l'oiseau messager prit conscience qu'il avait failli à son devoir, qui était, somme toute, celui de nous rassurer en rapportant un témoignage de concorde.

   Avait-il perdu son rameau d'olivier, secoué par la fureur des hommes ? L'avait-il lâché volontairement, refusant d'offrir un symbole de paix usurpé à la face du monde ?

    Tant est si bien que cette pauvre colombe est rentrée au bercail atteinte de saturnisme, avec un coup dans l'aile, assourdie, ensanglantée, et ayant renoncé totalement à sa mission. Noé ne s'en ait jamais remis.

    Pour noyer son chagrin, il finira les trois cent cinquante dernières années de sa vie assis au milieu des vignes du seigneur, en les buvant grappe par grappe, et en criant à qui voulait l'entendre : « Y en a ras-le-bol de la flotte ! ». Il parait que la colombe au cours d'un second voyage aurait soi-disant ramené le fameux rameau. Avec les temps qui courent, ou ceux qui sont passés, cela demande sérieusement à être vérifié. (Traduction libre, par l'auteur, des chapitres VIII et IX de la genèse).

    Quant au corbeau, devenu l'un des familiers de la géhenne, pour finir de détruire le moral du vieil homme lui avait envoyé quelques lettres anonymes dénonçant à juste titre l'incohérence et la détresse de notre monde ; peut-être aussi la suite de notre histoire. Pour conclure, les corbeaux, malgré toutes nos conneries, ne supputent pas encore le début imminent de l'apocalypse sur notre planète. A l'évidence ils doutent surtout de l'intelligence et de la conscience réaliste du genre humain.

   

    Donc, nos corbeaux, las de ces spectacles déprimants, se rattrapent le dimanche. Le dimanche, ils investissent les clochers. Il ne faut pas le dire, pourtant ils rigolent sournoisement, c'est le jour de la messe. Ils n'ont pas besoin de voler sur le dos, il n'y a aucune misère ; flotte dans l'air un séraphisme bourbonien. Manque plus que la chaise à porteurs. Mais on l'a remplacée symboliquement par de gros quatre/quatre polluants pilotés par un chauffeur à casquette ; l'honneur est sauf.

    Les trublions ont d'ailleurs aussi remarqué les toilettes de circonstance. Les doubles mentons. Le nouveau costard grisâtre plein à craquer de rebondances bedonnantes. Les manteaux de vraies fourrures. Les coiffures des dames, figées par la laque du figaro du samedi. Rehaussées souvent par des chapeaux ressemblant au pudding qui auréole le chef de la reine d'Angleterre. C'est l'opulence !

   Les corbeaux s'amusent et volent sans arrière-pensée…

   Ils se laissent aller à leurs extravagances, vont piquer la cerise sur le chapeau de la dame du seizième rang, font caca sur le bréviaire, ça c'est marrant - d'autant que, hormis les taches rigolotes de vin de messe renversé par un curé tremblotant, avec toutes les inepties racontées dans ce truc leurs fientes ne risquent pas de le maculer encore plus. Bien mieux, ils sont nourris à leur faim, à chaque instant émergent du bénitier d'énormes grenouilles.

    Nous n'étions pas dimanche, mais pour une fois que l'on s'amuse dans la semaine, pourquoi ne pas en rajouter !

    Comme ces Anars avaient sans doute lu le poème de Jean Richepin « Les oiseaux de passages », ils s'en sont inspirés. Alors, ce qui devait arriver arrivât, des corbeaux au quidam s'opéra un trait d'union qui atterrira mollement entre les lunettes d'écailles.

    C'était superbe et dramatique.

    Se trémoussant par terre, le visage couvert de la même chose qu'il avait sur le cul, le quidam se mit à pleurer.

    Pris de pitié, j'essaie de le consoler, craignant qu'il ne fasse un ulcère à l'estomac. Surtout, il me semblait le reconnaître ?

    Petit costard gris, cravate grise, lunettes d'écailles, la tronche du premier de la classe.

   

    Etait-ce lui que j'avais vu dans cet endroit bizarre appelé : droguerie à store ? Oui, vous ne le saviez peut-être pas, mais par précaution dans ces établissements on tire les stores discrètement pour éviter que les gourmets soient rebutés avant d'y pénétrer. Une façon comme une autre de cacher la misère. En américain, on désigne ces gargotes sous le nom de : drugstores.

    Et, à travers d'autres garçons grisâtres, il me semblait avoir aperçu mon quidam dans l'une de ces officines. Juché sur une vieille selle de charrue supportée par une sorte de piquet, il bouffait à toute vitesse sur une étagère un truc à étage ; dont le chapeau arrondi, marron clair et piqueté de blanc fait penser à celui d'une amanite panthère, avec certainement les mêmes effets dévastateurs à la digestion. Un « hamburgère » qu'ils appellent ça. Le pire, en buvant, je ne veux dégoûter personne mais il faut pourtant le relater, le liquide noirâtre d'une boite rouge avec lequel dans ma famille on astique les cuivres. Ca ne m'étonne pas qu'il soit tombé malade !

    Ce n'était peut-être pas lui, ce devait être probablement un autre…

    Pour lui mettre l'eau à la bouche, le rassurer, orienter ses repas vers de saines envies, redonner un peu de piment à sa vie qui me paraissait morose, je lui explique mon repas de midi. Comme le temps me pressait, il m'avait suffi, pour me sustenter, de quelques appétissantes cochonnailles auvergnates, et, à la fin de cet encas, un savoureux fromage de chèvre des Deux-Sèvres. Le tout arrosé d'un morgoneux Morgon. Hum… Il ne m'a pas paru nécessaire d'ajouter que lorsque j'étais moins pressé, entouré d'amis dans des tenues bariolées et diverses qui n'ont pas une attirance particulière pour les fluctuations du « naze-dac », il m'arrivait quelques fois de faire un repas nettement plus substantiel. Et après mon café, de déguster lentement un vieil Armagnac en fumant à petites bouffées un excellent Havane. D'en rajouter, c'eût donc, à l'évidence, été de trop dans les circons-tances inusitées de notre rencontre.

    Car que n'avais-je pas dit !

    En hoquetant, la voie entrecoupée de sanglots, il me jette au visage : « Moi, Monsieur, je suis un sportif ! Vous, vous n'êtes qu'un vulgaire jouisseur rabelaisien ». Voyant ma mine déconfite à ses affirmations, il se lance aussitôt dans un discours ésotérique sur les vertus du sport.

    « Effectivement, me dit-il, si je courais, c'est que j'ai rendez-vous avec mon chef de service pour jouer un match de tennis avec lui. Et ce match est d'une importance capitale pour mon avenir. »

    En interprétant ses propos, si j'ai bien tout compris, il avait la prétention d'avoir une petite réputation la raquette à la main. Son chef de service, jaloux de cette prérogative, lui avait laissé subodorer que s'il le laissait gagner au cours d'un match inter entreprise, il pourrait être question de promotion. Non mais, qui c'est le chef !!

    Donc, comme récompense pour ne pas avoir contrarié la hiérarchie existante, il serait nommé petit chef.

    Sacrée promotion en vérité ! Car c'est celle des fayots de l'entreprise. Celle ou l'on y colle ceux les moins contestataires pour faire avancer une demande de productivité de plus en plus exacerbée de la part des actionnaires. Ceux-ci sachant que ces individus, corvéables à merci et assez bornés en général, une fois promotionnés sont capables de brimades ou autres formes d'exactions, particulièrement à l'encontre de la gente féminine parfois plus impressionnable, pour permettre à ces exploiteurs de faire le maximum de profits.

     En ignorant volontairement le bien-être des employés dans l'entreprise, ce qui serait plus profitable à la bonne marche de leurs Sociétés, ces excités du CAC 40 préfèrent, pour des raisons ancestrales, des méthodes d'asservissement inique plutôt qu'une certaines liberté et quelques sous âprement mérités par leurs personnels. « Vous ne vous rendez pas compte, ces ouvriers, avec ce qu'on leur donne, ils rouspètent, et en plus ils revendiquent…! ».

    Afin de calmer les récriminations de cette prétendue racaille, un certain baron aurait annoncé sans vergogne : « On va les faire travailler plus, plus longtemps et les payer moins, ça leur apprendra à vivre ». Manque pas d'air, le bouffon ! On pourrait lui rétorquer : « Le travail est au service de l'Homme », et non l'Homme est au service du travail. Vaines paroles en vérité, il ne comprendrait pas. Seul le pognon qui va dans sa poche et dans celles de ses acolytes, l'intéresse.

    Donc, mal à propos, le rustre que je suis, en retardant le nouveau merdeux, ne lui laissait plus le temps d'aller s'acheter le dernier survêtement à bande fluorescente – je suis vraiment un arriéré, ça s'appelle un joguinge -, les dernières chaussures d'une marque publicisée à outrance dont les semelles sont montées sur triples ressorts. Bref, tout le matériel qui lui aurait permis de paraître au mieux de son avantage. Et surtout d'auréoler d'apparats sa  future condition de petit chef. Même si pour cela il faut perdre volontairement un match, on a tout de même son orgueil, n'est-ce pas ?

    Malheureusement, sans le faire exprès, j'avais mis un frein à son explosion sociale. Quel dommage ! Des regrets hypocrites m'envahirent.

    D'un sourire contrit et d'une main compatissante, j'essaie alors de le sortir de son embarras. D'autant qu'il me semblait le connaître.

    Petit costard grisâtre, cravate grise, baise-en-ville, lunette d'écaille, la tronche du premier de la classe.

   

     L'avais-je aperçu devant la vitrine d'un magasin en compagnie de sa femme ?

    Aux gesticulations de la dame, on voyait tout de suite qu'elle n'était pas contente. Ce magasin dans lequel elle avait l'habitude de se vêtir n'était plus à la mode.    

    Eh ! faut pas déconner !, les copines vont doucement rigoler si je me vêts de façon surannée.

    Un véritable scandale !

    Car dans la boîte de cette pimbêche, un bidule d'assurances paraît-il, le système informatique venait de changer une nouvelle fois. Dans son bureau, le nouvel ordinateur n'avait pas le même disinge que l'ancien.

    Un désastre ! Un véritable dilemme !!

    Comment s'habiller, afin d'avoir un style qui soit en harmonie avec ce nouveau disinge ?

    La pin-up en vitupérait devant la vitrine de son fournisseur habituel. Elle ne comprenait pas comment un commerçant puisse être suffisamment ignare pour ignorer les évolutions de la mode. Et en plus, il n'avait même pas de « marques ». Faut pas rigoler avec ça, les « marques », ça c'est primordial !

    En passant, il est bon de dire quelques mots sur ces fameuses boîtes d'assurances où cette donzelle était employée comme « opératrice de saisie ». Ne voulant pas, par respect pour nos compagnes, dénoncer des pratiques assez courantes dans les bureaux, j'éviterai d'avancer des explications plus complètes sur les sens cachés de cette fonction. D'ailleurs, je ne tiens pas à donner d'autres informations afin éviter le scandale, et surtout pour ne pas être obligé comme l'un des anciens présidents des Etats-Unis d'expliquer, devant tout le monde, comment l'encre de son stylo avait disparue. En fait, on acquière sa promotion comme on peut. Certains jouent au « tennis », d'autres ont simplement changé l'orthographe de ce jeu. Je n'épiloguerai donc pas plus longtemps sur la valeur du mérite. Par contre, je vais être un peu plus complet sur la façon d'agir de certains de ces trûstes.

   

     Assurément, lorsque l'on rentre chez ces gens là pour y être couvert et assuré l'on ressort dubitatif, pas rassuré du tout, et l'on est sûr de toute façon que son compte en banque va vers le découvert. Car bien que le quidam, qui nous a reçu aimablement, ait expliqué avec force détails comment cela se passerait en cas de sinistre, puis pour conclure nous ayant fait signer à toute vitesse un contrat illisible, on sort quand même avec un doute. Si j'en ai besoin : vais-je récupérer mon fric ?

    Ce n'est pas une vue de l'esprit, malheureusement cela  arrive parfois sans crier gare. Tout à coup un énorme cyclone, ou un méchant typhon affublé, par un doux euphémisme, d'un prénom féminin ; des colères de la nature on ne peut pas encore tout prévoir, ni tout maîtriser ; au grand dam de certains imbéciles voulant régir les seules choses qui nous restent de naturelles. On se retrouve alors entouré d'eau au milieu des ruines de son habitation ravagée, en botte, avec juste son slip et un vieux parapluie délabré pour se protéger. Et l'on voit à ce moment là débarquer un énergumène en costard gris, cravaté, venu contrôler l'étendue des dégâts. Pour vérifier, en sondant pierre par pierre, si l'on n'a pas fait exprès de détruire sa maison à coups de marteau afin d'être indemnisé. Contre toutes apparences, il n'a pas l'air convaincu qu'un typhon féminin puisse faire autant de ravages ! Plutôt si, il le sait, mais pendant qu'il inspecte, contrôle, mesure, tergiverse, pointille, ergote, l'argent avancé années après années : prospère. Le seul problème un peu gênant dans cette affaire c'est que l'assureur est seul à toucher les dividendes ; nous, on peut bien attendre en espérant, dans cette hécatombe, ne pas y laisser aussi son slip.

    Mais le plus préoccupant encore, ils ont la prétention de vouloir gérer aussi nos retraites. Et quant on connaît leurs façons de faire, il y a de quoi être vraiment inquiet !

    Car lorsque tu auras la tête chenue, à l'heure d'un repos amplement mérité, tu aspireras alors à cultiver ton jardin pour y voir enfin pousser des légumes ; à tes yeux et ton palais bien meilleurs que ceux servis à la cantine de ton entreprise. Cependant, on risque de te dire sans barguigner : « Monsieur, vous n'avez pas cotisé suf-fisamment longtemps pour prétendre à vous lancer dorénavant dans le jardinage, il vous faut donc reprendre le collier, et la chaîne ». Tu auras beau japper à l'ignominie, finalement - avant même de pouvoir profiter de ta retraite en sifflotant guilleret, fier des superbes carottes de ton potager -, fatigué, usé par de trop nombreuses années de dur labeur, tu n'auras droit qu'aux racines des pissenlits d'un petit bout de terre non cultivable dans le coin des pauvres au « Père Lachaise ». Et en fin de compte, les sous versés pendant des années à ces gens là, qui t'auraient assuré une fin de vie à peu près confortable, iront enrichir les spéculateurs sans scrupules d'un quelconque cours boursier.

    On pourrait croire à la lecture de ce récit à une hypothèse hasardeuse de ma part. Il n'en est rien, cela a déjà commencé. Effectivement, si l'on se souvient, une caisse de retraite des cadres ayant fondu à moitié les plombs pour avoir apparemment mal traficoté dans les bourses, un ancien Premier ministre de la République - entre parenthèses très bourbonien - n'a pas trouvé mieux, pour régler ces erreurs de gestion, d'augmenter la durée minimum légale du temps de cotisation. A mon avis, sans exagérer, nous sommes très proches de la concussion, voire peut-être pas loin de l'escroquerie !

    Toutefois, en matière d'escroqueries officielles ces margoulins ne sont pas les plus forts. En fait, les plus doués sont de toute évidence les curés. Car eux, non contents de faire la mendicité auprès des crédules du dimanche, ils utilisent la petite part mystique qui sommeille en tout un chacun pour monter des opérations de grande envergure. Le meilleur exemple est très certainement Lourdes.

   

    Là, sans conteste, on baigne dans l'inimaginable. Car sous prétexte qu'une jeune bergère hallucinée - idolâtre probablement, à force d'un conditionnement intellectuel dirigé, ou tout simplement en proie à ce qui torture les adolescentes à la puberté, peut-être inquiète aussi à l'idée que ses futurs partenaires, porteurs du bâton de berger, se soient vus interdire par leur Papa le port de la capote qui aurait empêché certains débordements intempestifs -, aurait vu des apparitions surnaturelles successives dans une grotte ou elle allait faire pipi à l'abri des regards concupiscents, ils en ont fait, sans complexe, un lieu touristique et un centre d'aqua-thérapie non conventionné par la Sécu ; la belle aubaine pour leurs porte-monnaie. Affaire fructueuse loin d'être au bord de la faillite, puisque l'on y voit arriver depuis de nombreuses années des tas de personnes désorientées, qui avec des béquilles, qui complètement démantibulées, qui en fauteuil roulant, qui au bord du désespoir, qui encouragées par une pub sacerdotale sans vergogne, venues chercher alors une hypothétique guérison en s'aspergeant d'eau polluée. Le Monsieur en fauteuil ne retrouvera malheureusement pas ses jambes, ni des pneus neufs à son chariot, dont en plus, l'une de ses roues est crevée. Ce qui l'obligera, à défaut d'intervention surnaturelle, à aller la faire réparer pour un prix exorbitant chez un commerçant lourdais. Où on lui suggérera alors, avec un peu de morgue, l'achat d'un petit supplément recommandé, « bise-ness » oblige, qui est une sorte de statuette en plastique transparent remplie d'une flotte corrompue, représentation vulgaire d'une fausse vierge allégorique. Des fois que ça le guérirait, on peut rêver, n'est-ce pas ; en tout cas, son portefeuille, lui, aura du mal à s'en remettre ! Puis, cloué sur son fauteuil aux roues usées et chèrement réparées il retournera chez lui, et, arrivé dans sa cuisine, il posera la créature transparente sur sa télé. D'où elle le regardera, hypocrite et goguenarde, manger tout les jours une maigre soupe. Seuls, parfois, quelques yeux éparpillés au fond de son assiette lui adresseront sans arrière-pensée un sourire partageur. Triste réalité, ma foi !

    Bon, revenons donc à ce personnage qui a suscité en moi ces amères réflexions.

    Bien emmerdé par la détresse de la dame, j'avais tourné la tête devant son grave problème de société. Après tout ce n'était peut-être pas mon quidam et sa femme, certainement un autre. De toute façon, je n'arrive jamais à les distinguer, ils se ressemblent tous :

    Petit costard grisâtre, cravate grise, lunettes d'écailles, baise-en-ville, la tronche du premier de la classe…

  

    S'il m'arrive, quelques fois, de ne pas comprendre la dialectique du machin micro-sauve-tout du Ricain Bill Gratte-Tout, j'ai toutefois retenu un terme bien adapté à la situation : le formatage.

    Moralité, on peut dire sans ambiguïté, de tous ces quidams, qu'ils sont formatés et uniformisés !

  

    Sans doute épuisé par la piqûre néfaste de cette uniformisation morale et politique que l'on veut nous imposer, je commençais à dormir sur mon bureau, en en oubliant de décrire certains autres de mes cons-citoyens. Heureusement, mon chien est venu me distraire, me grattant la cuisse d'une patte amicale. On dirait qu'il veut dire quelque chose ?

   Ah, oui ! J'ai compris son message.

   - Au lieu d'écrire des conneries que je ne peux pas lire, mets donc tes bottes et ton vieux chapeau. Si nous allions dans les marais voir où en est le printemps.-

   Après tout, il n'a pas tort, Il n'est pas con cet animal !

   D'autant que la semaine dernière les iris étaient en éclos. Seront-ils fleuris ? A condition qu'ils n'aient pas été pulvérisés de désherbant toxique par un agriculteur irresponsable – ayant perdu, comme la plupart de ses collègues, l'ancestral bon sens si souvent vanté et le respect de la nature sous la pression économique -, de jaune sera parsemé le bord du canal.

   Aussi, il y a quelques jours, le Martin et la Martine pécheresse, dans leurs arabesques argentées au-dessus de l'eau, ne cessaient pas de s'envoyer des bisous. S'ils ont réussi à ne pas se faire canarder par un abruti de chasseur tirant sur tout ce qui bouge, nous aurons peut-être la chance d'assister à un heureux événement !

   Si aucune autre catastrophe écologique engendrée par l'homme n'est survenue entre temps, nous pourrons donc goûter, émerveillés, l'éveil de la nature.

   Ca vaut tout l'or du monde !

   Et puis, tiens, pour ne pas être pollué intellec-tuellement par une télé imbécile, ne proposant que la staracon et une fermicide moyenâgeuse, j'irai au cinéma avec ma femme.

     Pour nous ressourcer dans le plaisir d'une vie saine, nous irons voir…….

 

                                   A LA GLOIRE DE MON PERE

                         

                                             De Marcel PAGNOL

 

    

  

 

                                      

 

 

 

 

 

 

 



14/11/2008
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