L’insurrection qui vient…suite XI
L'insurrection qui vient…suite XI
L'incendie de novembre 2005 ne naît pas de l'extrême dépossession, comme on l'a tant glosé, mais au contraire de la pleine possession d'un territoire. On peut brûler des voitures parce qu'on s'emmerde, mais pour propager l'émeute un mois durant et maintenir durablement la police en échec, il faut savoir s'organiser, il faut disposer de complicités, connaître le terrain à la perfection, partager un langage et un ennemi commun. Les kilomètres et les semaines n'ont pas empêché la propagation du feu. Aux premiers brasiers en ont répondu d'autres, là où on les attendait le moins. La rumeur ne se met pas sur écoute.
L'insurrection qui vient. (107/391)
La métropole est le terrain d'un incessant conflit de basse intensité, dont la prise de Bassora, de Mogadiscio ou de Naplouse marquent des points culminants. La ville, pour les militaires, fut longtemps un endroit à éviter, voire à assiéger; la métropole, elle, est tout à fait compatible avec la guerre. Le conflit armé n'est qu'un moment de sa constante reconfiguration. Les batailles menées par les grandes puissances ressemblent à un travail policier toujours à refaire, dans les trous noirs de la métropole – « que ce soit au Burkina Faso, dans le Bronx du Sud, à Kamagasaki, au Chiapas ou à la Courneuve ». Les « interventions » ne visent pas tant la victoire, ni même à ramener l'ordre et la paix, qu'à la poursuite d'une entreprise de sécurisation toujours-déjà à l'œuvre. La guerre n'est plus isolable dans le temps, mais se diffracte en une série de micro-opérations, militaires et policières, pour assurer la sécurité.
L'insurrection qui vient. (108/391)
La police et l'armée s'adaptent en parallèle et pas à pas. Un criminologue demande aux CRS de s'organiser en petites unités mobiles et professionnalisées. L'institution militaire, berceau des méthodes disciplinaires, remet en cause son organisation hiérarchique. Un officier de l'OTAN applique, pour son bataillon de grenadiers, une « méthode participative qui implique chacun dans l'analyse, la préparation, l'exécution et l'évaluation d'une action. Le plan est discuté et rediscuté pendant des jours, au fil de l'entraînement et selon les derniers renseignements reçus [...] Rien de tel qu'un plan élaboré en commun pour augmenter l'adhésion comme la motivation ».
L'insurrection qui vient. (109/391)
Les forces armées ne s'adaptent pas seulement à la métropole, elles la façonnent. Ainsi les soldats israéliens, depuis la bataille de Naplouse, se font-ils architectes d'intérieur. Contraints par la guérilla palestinienne à délaisser les rues, trop périlleuses, ils apprennent à avancer verticalement et horizontalement au sein des constructions urbaines, défonçant murs et plafonds pour s'y mouvoir. Un officier des forces de défense israéliennes, diplômé de philosophie, explique : « L'ennemi interprète l'espace d'une manière classique, traditionnelle et je me refuse à suivre son interprétation et à tomber dans ses pièges. [...] Je veux le surprendre ! Voilà l'essence de la guerre. Je dois gagner [...] Voilà : j'ai choisi la méthodologie qui me fait traverser les murs... Comme un ver qui avance en mangeant ce qu'il trouve sur son chemin. » L'urbain est plus que le théâtre de l'affrontement, il en est le moyen.
L'insurrection qui vient. (110/391)
Cela n'est pas sans rappeler les conseils de Blanqui, cette fois pour le parti de l'insurrection, qui recommandait aux futurs insurgés de Paris d'investir les maisons des rues barricadées pour protéger leurs positions, d'en percer les murs pour les faire communiquer, d'abattre les escaliers du rez-de-chaussée et de trouer les plafonds pour se défendre d'éventuels assaillants, d'arracher les portes pour en barricader les fenêtres et de faire de chaque étage un poste de tir.
L'insurrection qui vient. (111/391)
La métropole n'est pas que cet amas urbanisé, cette collision finale de la ville et de la campagne, c'est tout autant un flux d'êtres et de choses. Un courant qui passe par tout un réseau de fibres optiques, de lignes TGV, de satellites, de caméras de vidéosurveillance, pour que jamais ce monde ne s'arrête de courir à sa perte. Un courant qui voudrait tout entraîner dans sa mobilité sans espoir, qui mobilise chacun. Où l'on est assailli d'informations comme par autant de forces hostiles. Où il ne reste plus qu'à courir. Où il devient difficile d'attendre, même une énième rame de métro.
L'insurrection qui vient. (112/391)
La multiplication des moyens de déplacement et de communication nous arrache sans discontinuer à l'ici et au maintenant, par la tentation de toujours être ailleurs. Prendre un TGV, un RER, un téléphone, pour être déjà là-bas. Cette mobilité n'implique qu'arrachement, isolement, exil. Elle serait pour quiconque insupportable si elle n'était pas toujours mobilité de l'espace privé, de l'intérieur portatif. La bulle privée n'éclate pas, elle se met à flotter. Ce n'est pas la fin du cocooning, juste sa mise en mouvement.
L'insurrection qui vient. (113/391)
D'une gare, d'un centre commercial, d'une banque d'affaires, d'un hôtel à l'autre, partout cette étrangeté, si banale, tellement connue qu'elle tient lieu de dernière familiarité. La luxuriance de la métropole est ce brassage aléatoire d'ambiances définies, susceptibles de se recombiner indéfiniment. Les centres-villes s'y offrent non comme des lieux identiques, mais bien comme des offres originales d'ambiances, parmi lesquelles nous évoluons, choisissant l'une, laissant l'autre, au gré d'une sorte de shopping existentiel entre les styles de bars, de gens, de designs, ou parmi les playlists d'un ipod. « Avec mon lecteur mp3, je suis maître de mon monde. » Pour survivre à l'uniformité environnante, l'unique option est de se reconstituer sans cesse son monde intérieur, comme un enfant qui reconstruirait partout la même cabane. Comme Robinson reproduisant son univers d'épicier sur l'île déserte, à ceci près que notre île déserte est la civilisation même, et que nous sommes des milliards à débarquer sans cesse.
L'insurrection qui vient. (114/391)
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