Le Ragondin Furieux

Le Ragondin Furieux

Un antiproductivisme populaire spontané

Un antiproductivisme populaire spontané

 

Extrait de l'ouvrage de Paul Aries : "La simplicité volontaire contre le mythe de l'abondance"

Je voudrai soutenir une thèse totalement iconoclaste dans les milieux de gauche en établissant que les mouvements populaires ont largement été antiproductivistes. La révolution n'a changé de bord qu'après les greffes saint-simonienne et marxiste. Les preuves ne manquent pas pour qui accepte de déchiffrer l'histoire populaire, autrement qu'avec les lunettes des marxistes orthodoxes, sans parler de celles des historiens de droite. Le plus surprenant n'est pas de proposer une telle hypothèse mais de constater qu'elle n'a jamais été admise, développée, et pire encore qu'elle fut toujours refoulée. Le peuple a pourtant largement lutté contre ce qu'on appelle communément le progrès. La méfiance actuelle envers cette mondialisation réputée si joyeuse en reste un legs fort.

Cet antiproductivisme populaire spontané parcourt l'histoire comme un fil rouge : qu'il s'agisse des révoltes des gueux contre les enclosures et ceci dès le 12e siècle, mais encore au 16e et au 17e siècles, ou contre l'interdiction du ramassage des bois morts ou la vaine pâture, ou celle du glanage ; qu'on se souvienne également de la légende dorée des bandits sociaux, hors-la-loi pour les puissants et justiciers pour le peuple, dont ce livre ne suffirait pas à contenir tous les noms : Jesse James, Billy the Kid, Diego Corrientès, Juro Janosik, Pancho Villa, José Maria « El tempranillo », Zelim Khan, sans oublier Robin des Bois dont la légende dorée suffit pour voir de quel côté le peuple penchait ; qu'il s'agisse de la révolte luddite, sept siècles après Robin des Bois, toujours dans le même triangle des Midlands, ces briseurs de machines, tondeurs et tricoteurs, organisés spontanément, pour s'opposer à l'implantation de nouvelles machines par les manufacturiers, qu'on les condamna à mort par pendaison suffit à juger de la peur des possédants face à l'ampleur de cette résistance collective spontanée ; qu'il s'agisse des révoltes des Canuts lyonnais (1831-1834) contre les métiers à tisser, hissant le drapeau noir symbolisant leur volonté de vivre en travaillant ou de mourir en combattant ; qu'il s'agisse des ouvriers de l'Hérault brisant les machines en 1818 puis en 1830 et 1843, ou de ceux du Livre détruisant les premières presses mécaniques ; qu'il s'agisse des appels au sabotage des entreprises par les syndicalistes révolutionnaires fondateurs de la CGT comme Emile Pouget, « formule du combat social » abandonnée ensuite par peur de la concurrence étrangère ; qu'il s'agisse du principe même de la « grève générale » reconnue comme l'outil par excellence de la classe ouvrière lors du congrès d'Amiens, véritable pierre angulaire du syndicalisme français de la fin du 19e siècle, mais idée longtemps combattue par les autres courants socialistes au nom de la défense de la richesse nationale ; qu'on lise les nouvelles de Jack London réunies sous le titre « Grève générale » (Libertalia) : « vous me rebattez les oreilles avec votre liberté de travailler.

Tel est votre leitmotiv depuis des années.

Les travailleurs ne commettent aucun crime en organisant cette grève générale » ou la formule d'Arthur Rimbaud « travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève » (lettre du 13 mai 1871) ; qu'il s'agisse, dès 1895, du programme de la CGT avec, comme objectifs, la fixation d'un salaire minimal, la limitation du temps de travail, le repos hebdomadaire, l'interdiction des produits toxiques, le renforcement des règles de sécurité, puis lors du congrès de 1898 de la dénonciation de l'alcoolisme comme effet du surmenage industriel, sans oublier la critique du machinisme responsable du chômage dans l'agriculture et l'industrie ; qu'il s'agisse de la vieille querelle entre adeptes du syndicalisme de métier ou d'industrie, avec ce que Michel Pigenet qualifiera d'exceptionnelle longévité du phénomène corporatiste jusqu'à fort tard dans le 20e siècle, qu'on songe qu'il faudra toute la puissance des grandes fédérations, comme celle du bâtiment, et la pression de la direction confédérale pour faire capituler les partisans du syndicalisme de métier, défendu au nom de la « fierté ouvrière », de la dignité attachée à l'exercice d'un travail utile, condition aussi du fédéralisme syndical, de l'autonomie, de la liberté d'initiative ; qu'on lise les raisons du passage au syndicalisme d'industrie que donne le dirigeant Griffuelhes : la mécanisation et la division du travail substituent aux cordonniers professionnels, comme aux autres corps de métiers, d'hier, de simples spécialistes formés à la va-vite (sic) ; qu'il s'agisse du refus du salariat vécu comme la plus grande défaite historique du mouvement ouvrier et dont l'abolition figure toujours au programme des gauches ; qu'on pense à ces artisans et ouvriers qualifiés qui n'acceptaient de travailler à l'usine que lorsqu'ils n'avaient plus d'autre alternative, que pour ne pas mourir de faim ; qu'il s'agisse des Sublimes, ces ouvriers hautement qualifiés de la fin du 19e siècle qui ne travaillaient que le strict nécessaire et multipliaient les jours de repos sauvages ; qu'il s'agisse des combats de toujours en faveur de la réduction du temps de travail, de la grande revendication historique en faveur de la semaine des 40 heures ; qu'il s'agisse aussi du refus de l'usine-caserne, des chaînes, des cadences infernales, des petits-chefs ; qu'on se souvienne de cette ouvrière de l'usine Wonder à Saint-Ouen, pleurant sa colère, criant sa déception, hurlant sa rage de reprendre le travail, en juin 68, pour ne plus perdre sa vie en la gagnant ; qu'il s'agisse du refus du travail dominical ou de nuit, du combat contre l'embauche des enfants et des femmes alors que le patronat expliquait qu'il allait à la ruine, qu'il avait besoin de cette main d'oeuvre de moins de neuf ans ; qu'on se souvienne, qu'en 1525 des serfs allemands qui voulaient acquérir leur liberté furent condamnés à se traîner dans les rues du saint Empire romain, les yeux crevés, la langue arrachée, qu'en 1500, des compagnons italiens grévistes eurent les oreilles coupées, qu'ils furent marqués au fer rouge et chassés de la ville à coups de fouet, qu'en 1887, quatre ouvriers de Chicago furent pendus pour avoir réclamé la « journée de huit heures » ; qu'on pense aux dizaines de milliers d'esclaves marrons prenant leur liberté, se réfugiant dans les montagnes, aux pirates constituant des enclaves sans travail, qu'il s'agisse, entre les deux guerres, du conflit entre les confédérations syndicales : la CGTU et le CGTSR refusent la méthode Taylor, responsable du surmenage et de l'avilissement (sic) et combattent le principe même de la « rationalisation » au nom de la dignité, le Rapporteur spécial au Congrès de la CGTU de 1929 déclarera sous les applaudissements : « Il faut dire tout à fait franchement que nous devons être contre le développement de la technique moderne en régime capitaliste, contre l'introduction des machines à grand rendement qui se retournent contre les travailleurs et contre leurs conditions de vie, nous devons même envisager (...) de refuser de travailler sur des machines à grand rendement » ; la CGT réformiste prendra, elle, position, par la voix de Léon Jouhaux pour le progrès industriel : « le développement du progrès industriel doit résulter du perfectionnement de l'outillage et des modifications des méthodes de production (...) la réorganisation économique doit avoir pour base le développement ininterrompu de l'outillage national et industriel et la diffusion illimitée de l'enseignement général et technique », l'Union sacrée réalisée en 1914 se poursuit au nom du productivisme ; qu'il s'agisse, encore en 1955, de la critique du machinisme et du mode de vie capitaliste, par le communiste Benoit Frachon, alors leader de la CGT : les chantres des techniques modernes sont aussi ceux qui célèbrent l'automobile, le réfrigérateur, la machine à laver pour tous... « le mode de vie américain étant au bout » (Congrès confédéral de 1955) ; qu'il s'agisse au milieu des années soixante-dix de la contestation continue du taylorisme avec, en 1970, la grande grève des empileurs d'Evian, celles de Berliet, de Moulinex, puis, en 1971, de Renault, mouvement en faveur de nouvelles revendications qualitatives (changer la façon de travailler mais aussi la production elle-même) et plus uniquement de salaires, combat antiproductiviste qui fera la gloire de la CFDT avant son recentrage ; qu'il s'agisse des résistances des syndicalistes et des salariés, suite à la capitulation devant le productivisme, après l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, capitulation honteuse que Jean Hervé Lorenzi qualifiera de « dérive technologique », avec l'idée que l'informatisation allait permettre de surmonter la crise donc de sauver des emplois, avec le phantasme syndical d'un rapprochement du travail manuel et intellectuel, grâce à la « révolution scientifique et technique ; que l'on songe que ce combat se poursuit avec ces personnels refusant l'informatisation de leurs postes de travail, ou le néo-management ou l'état d'esprit mercatique ou ces bibliothécaires de la FSU de Paris qui demandent que l'on retire la WIFI des collèges et lycées ; qu'il s'agisse de l'image des « mauvais pauvres », ceux d'hier, fêtards, fainéants, jouisseurs, préférant fêter la Saint Lundi avec ses cabarets ouverts au dimanche bigot, ceux d'aujourd'hui, accusés d'être de « faux chômeurs », des assistés perpétuels ; que l'on songe à l'épidémie de vagabondage qui devait conduire un à trois millions de jeunes sur les routes entre 1880 et 1910, en réaction notamment aux lois sur l'obligation scolaire ; qu'on pense à la diabolisation des mendiants, vagabonds, célibataires, prostituées, bref de toutes ces catégories populaires réputées dangereuses, d'abord parce qu'elles se refusent à être seulement laborieuses ; qu'il s'agisse de l'attachement à son mode de vie, à son cadre de vie, à son taudis, à son bidonville que l'on refuse de quitter pour rejoindre une HLM, tellement plus moderne mais tellement moins humaine, qu'il s'agisse aujourd'hui de la lutte pour défendre les « habitats précaires » (démontables, transportables, véhicules, etc) que le pouvoir combat au nom du refus de la cabanisation ; qu'on songe aux combats ancestraux des milieux populaires pour avoir le droit de faire du sport alors que le patronat anglais considérait cela comme un gaspillage d'énergie, qu'il s'agisse des formes pré-capitalistes de la fête populaire et des joies simples du bricolage, du jardinage, de ces violon d'Ingres qui sont autant de façons de travailler sans contraintes, sans obligation de rendement ; qu'il s'agisse du désir de « vivre et travailler au pays » ou du refus de se délocaliser avec le usines ; qu'il s'agisse des actions contre le nucléaire, les OGM, les bio et nanotechnologies, contre la biométrie, l'irradiation des aliments, les ordinateurs et la wifisation de l'espace public, etc.

Ces résistances multiples au productivisme ont pu être spontanées ou organisées. On songe aux « En-dehors », ces anarchistes individualistes de la « Belle époque » qui refusaient le travail, prônaient l'illégalisme, l'amour libre et une vie communautaire. J'ai encore quelques ami(es) dans des communautés comme celles de Longo Maï ou de l'Arche. Qui oserait dire que l'antiproductivisme n'y est pas cultivé avec passion ? Je pense aussi au « socialisme municipal » et au « syndicalisme à base multiple » du début du 20e siècle, à tout ce qui permis de faire, peu ou prou, contre-société, avant d'être rattrapé et dévoré, au mutualisme, à l'économie solidaire, au mouvement coopératif, etc. Je songe aussi aux luttes des personnels notamment des services publics (ceux de l'éducation et de la santé) contre l'introduction de l'idéologie managériale ou la volonté de les transformer, tous, en agents commerciaux (la Poste, France Telecom, etc). Je pense aux mille formes que prend la résistance aux nouveaux modes de management.

Le film de Jean-Michel Carré ; J'ai très mal au travail, montre ce combat constant des salariés pour préserver un écart nécessaire entre le travail prescrit et le travail réel. Tous ces combats d'aujourd'hui, comme d'hier, contre le taylorisme ou le fordisme, contre la chaîne et le salaire au rendement, sont toujours autant de façons de lutter contre ce que les productivistes considèrent être des progrès économiques...

Cet antiproductivisme spontané fait partie de ce que Horkheimer nommait les forces motrices sociales, qui, dans le processus historique, tendent à critiquer et à dépasser les formes établies, ou naissantes, de la domination et de l'exploitation capitalistes. Cet antiproductivisme spontané, instinctif, possède un potentiel émancipateur considérable. Il peut donc être la réponse au pessimisme d'Adorno pour qui tout est fétichisme. Nous devons, en effet, conserver une part d'optimisme (celui de l'hégélianisme de gauche), car il s'agit de réinventer (plus que de défendre) un accès théorique à la sphère sociale, dans laquelle un intérêt émancipateur doit encore posséder un ancrage objectif. Ne sous-estimons pas le coulage, la perruque (travailler pour soi), la démotivation, etc. Cet antiproductivisme latent prouve qu'il est encore possible d'attendre du peuple, qu'il existe toujours une transcendance intramondaine si on veut bien changer de regard. L'histoire populaire est une longue suite de résistances à la mécanisation mais il convient de ne pas se tromper sur les motivations réelles, d'autant plus que l'histoire officielle a toujours présenté les briseurs de machines comme des adversaires de tout progrès.

Des Luddites aux paysans de la Confédération paysanne opposés aux OGM, l'enjeu est ailleurs : c'est s'opposer à une histoire qui s'écrirait sous la forme d'un déterminisme technologique, au nom de la conservation acharnée de leur propre mode de vie. Les luddites ne refusent pas toute machine, mais seulement les nouvelles. Pourquoi ? Parce que les anciennes étaient utilisables par une personne seule à domicile, alors que les nouvelles imposaient le regroupement des tisseurs dans des usines marquant, ainsi, la fin des modes de vie traditionnels et la mort des sociétés artisanales et communautaires. Il ne s'agit donc pas d'un refus de principe de toute technique, mais de celui des machines qui aboutissent à leur dépossession de la production liée à leur savoir-faire individuel. Ces mouvements sont d'abord autant de refus de la confiscation du travail... Marx qualifiera pourtant le luddisme de « lutte réactionnaire » qui n'aurait pas encore appris à « distinguer la machinerie de son utilisation capitaliste ». Depuis, le marxisme officiel refusera toujours d'admettre que l'évolution technologique ne va pas nécessairement de pair avec une amélioration des sociétés humaines (même dans un pays socialiste).

Et pourtant, toutes ces résistances spontanées au productivisme nous mettent sur la voie d'une autre gauche. J'en analyserai certaines formes mais sans souci d'exhaustivité.



03/06/2010
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