Le Ragondin Furieux

Le Ragondin Furieux

Penser l’exode de la société du travail et de la marchandise (suite IV)

Penser l'exode de la société du travail et de la marchandise (suite IV)

 

Par André Gorz

 Le philosophe André Gorz revient, dans l'un des derniers textes parus avant sa mort, sur la dynamique du capitalisme financier et sur les raisons qui permettent de voir dans le revenu social garanti une occasion de sortir du capitalisme. 25 septembre 2007.

 Capital humain

 Cette tension est la plus forte, la plus insupportable là où la pratique professionnelle porte déjà en elle-même la possibilité et l'exigence de cette rupture catégoriale, mais est en même temps contrainte de faire passer par le chas de la valorisation une pratique qui se situe par delà les rapports de valeur ; où, en d'autres termes, nous sommes contraints de nous « valoriser », c'est-à-dire de nous marchandiser et de nous vendre pour vivre, bien que notre activité nous porte à nous opposer aux contraintes de la valorisation vécue comme une mutilation. Je pense ici, on s'en doute, à l'implication personnelle que la soi-disant « société de la connaissance » exige des travailleurs de l'immatériel, notamment de ceux qui savent d'expérience que les connaissances n'ont pas de valeur monétaire mesurable, qu'elles ont vocation d'être universellement accessibles et partagées, que les logiciels libres, pour lesquels cela est le cas, sont plus utiles et enrichissants pour tous parce qu'ils répondent au principe de la mise en commun continuelle des trouvailles de chacun et ouvrent sur une anti-économie de la gratuité et du don, dans laquelle l'épanouissement des capacités de chacun est à la fois le but et les résultat de la coopération productive.

 A première vue, il n'existe pas de connexion évidente entre « l'économie cognitive » et la revendication d'un RSG. Pourtant, dans les années 1990, s'est répandue l'opinion, que j'ai fini par partager, que cette revendication a des justifications particulièrement solides dès lors que les différentes formes de savoir et de connaissance- y compris la culture du quotidien, les compétences linguistiques et communicationnelles- deviennent une force productive décisive ; et que la productivité et son accroissement dépendent du « general intellect », dont le développement demande plus de temps que le travail immédiatement productif qui seul est rémunéré : je soutenais que « l'allocation universelle est la mieux adaptée à une évolution qui fait "du niveau général des connaissances, knowledge, la force productive principale [11]" et réduit le temps de travail immédiat à très peu de choses en regard du temps que demandent la production, la reproduction et la reproduction élargie des capacités et compétences constitutives de la force de travail dans l'économie dite immatérielle. Pour chaque heure, ou semaine, ou année de travail immédiat, combien faut-il de semaine ou d'années, à l'échelle de la société, pour la formation initiale, la formation continue, la formation des formateurs, etc. ?

 Et encore la formation est-elle peu de choses en regard des activités et des conditions dont dépend le développement des capacités d'intégration, d'analyse, de synthèse, d'imagination, etc. qui font partie intégrante de la force de travail postfordiste [12] ». Un RSG inconditionnel devait, pensais-je, rendre possible le développement illimité des individus- non le rémunérer, comme le demandent des partisans d'Antonio Negri- et en empêcher l'instrumentalisation et la subsomption économiques.

 Cette revendication me semblait justifiée dans la mesure où « le plein développement des individus » non seulement crée de la richesse mais est « la richesse une fois dépouillée de sa forme bourgeoise bornée » [13]. Marx, pour qui le « temps libre » était un indice de la richesse, puisqu'il était le temps « du loisir et des activités supérieures », ne pouvait prévoir que ce « temps libre » serait colonisé par les industries du loisir et que la frénésie productiviste allait trouver son corrélatif dans la frénésie de la consommation, y compris de la consommation de loisirs marchands. Mais peu importe. L'important, c'est que le temps que les individus passent à « travailler » à leur « plein développement » n'est pas du temps de travail, pour la simple raison que le « travail du développement de soi » n'est pas du travail au sens économique : il n'est pas productif de « valeur » au sens économique, c'est-à-dire ne produit rien de vendable, rien qui est destiné à être échangé contre autre chose. Le plein développement de soi et l'individu pleinement développés ne sont pas des marchandises. Pourtant, dans la mesure où le développement de leurs capacités accroît la productivité des individus en tant que travailleurs, le temps qui leur est laissé pour leur développement « peut être considéré du point de vue du procès de production immédiat comme production de capital fixe, ce capital fixe « being man himself [14] ». Autrement dit, tout se passe comme si la réduction du temps de travail était un investissement dans la formation de capital fixe humain.

 

 



09/05/2011
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