Le Ragondin Furieux

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Les réseaux, une réalité pour appréhender le monde

Les réseaux, une réalité pour appréhender le monde

 

Lors du référendum sur le TCE on avait vu que c'était tissée sur la toile une ramification d'internautes favorables au Non, ce qui avait eu une importance prépondérante pour le résultat final. S'agissait-il de la construction d'un réseau, ou de l'utilisation d'un ou plusieurs existants, je m'étais posé la question et j'avais surtout été intrigué par l'efficacité en matière de communication. L'article de Sylvain Allemand paru dans Science Humaines ne répond pas à toutes mes interrogations mais a toutefois l'avantage de débroussailler un bon nombre d'idées reçues, d'autant que le principe pourrait à l'évidence être particulièrement favorisé par internet.

 

Les réseaux, une réalité pour appréhender le monde

 

Sylvain Allemand

 

En s'imposant dans l'analyse des phénomènes contemporains, les réseaux n'impliquent pas la fin des États ni des territoires. Mais ils obligent à mieux articuler les échelles locale, nationale et internationale.

 

Des réseaux terroristes ou de drogue aux réseaux Internet en passant par les réseaux de transports, les réseaux métropolitains, les réseaux d'entrepreneurs, etc., les réseaux se sont imposés comme des phénomènes essentiels à la compréhension du monde contemporain.

 

Cependant, quoi de commun entre des réseaux techniques et des réseaux sociaux ? Entre les réseaux de transports et les réseaux terroristes ?

 

Par-delà leurs différences, les réseaux se composent tous à la fois « de liens linéaires, permanents ou temporaires (des routes, des lignes téléphoniques, des relations interpersonnelles), et d'éléments nodaux (des villes, des satellites, des individus), nécessaires à l'organisation des flux (de personnes, d'objets, de valeurs, d'informations) » (1). C'est dire si leur prise en compte bouscule l'analyse en termes de relations ou d'économie « internationale(s) ». Cette prise en compte des réseaux dans l'analyse des relations internationales est largement antérieure à l'émergence d'Internet ou des préoccupations autour des réseaux terroristes, ainsi que le montre Ariel Colonomos dans le premier ouvrage de synthèse sur la sociologie des réseaux dans le champ des relations internationales (2). Dès le début des années 70, rappelle-t-il, les spécialistes américains des relations internationales Joseph Nye et Robert Keohane réunissent des travaux sur la transnationalité dans lesquels le network (réseau, en anglais) occupe une place privilégiée (3).

 

D'autres travaux ont depuis alimenté ce qu'il est convenu d'appeler le transnationalisme, par opposition à la vision « réaliste » des relations internationales, c'est-à-dire fondée sur la prééminence des Etats et de leur lutte d'intérêts. De fait, parler en termes de réseaux, c'est en premier lieu mettre l'accent sur les phénomènes transnationaux ou transfrontaliers qui sont le fait de structures non-étatiques. Cela amène également à sortir d'une vision en termes de flux indifférenciés d'individus en prenant en compte les solidarités familiales ou communautaires sur lesquelles reposent ces flux.

 

Un phénomène ancien.

 

Les travaux sur les mouvements pendulaires de migrants entrepreneurs, auxquels plusieurs ouvrages viennent d'être consacrés (voir l'encadré ci-contre et l'article, p. 106), illustrent bien l'intérêt d'une approche en termes de réseaux, en même temps qu'ils soulignent l'importance croissante des phénomènes réticulaires, c'est-à-dire organisés en réseaux, dans la compréhension des dynamiques migratoires internationales.

 

Rien de nouveau, a-t-il pu être objecté. De fait, le principe de ces réseaux transfrontaliers est ancien. Cependant, tout porte à croire qu'ils ont gagné en ampleur grâce à la diffusion des technologies de télécommunication (téléphone, fax et, aujourd'hui, portable et Internet) et l'essor du transport aérien, la généralisation du visa, etc. L'existence de précédents ne doit pas invalider l'importance théorique potentielle d'un concept. « En effet, la redécouverte rétrospective d'activités similaires chez les migrants à la fin du xixe siècle souligne l'utilité du concept, en attirant l'attention sur des relations précédemment négligées (4). »

 

Si le caractère transnational de ces phénomènes a pu être mis en avant pour relativiser le caractère international et par là-même le cadre national, cette hypothèse est loin d'être partagée aujourd'hui par les chercheurs. Résumant un point de vue largement partagé, J. Cesari préfère parler de dialectique entre le transnational et l'échelle nationale en observant que les phénomènes transnationaux (réseaux d'entrepreneurs en l'occurrence) « sont dépendants de l'existence de frontières et donc de bornages étatiques ». Si les réseaux se jouent des frontières, ce n'est donc qu'à un certain point. C'est également vrai du réseau Internet sur lequel des Etats non-démocratiques exercent un contrôle non-négligeable.

 

Il reste que parler de réseaux, c'est aussi prendre acte de l'existence d'autres acteurs que les seuls Etats et organisations internationales : les réseaux d'entrepreneurs donc, mais aussi les multinationales et autres entreprises réseaux, les linéaments de mobilisations fondées sur le réseau des réseaux ou les réseaux de télécommunications classiques, etc. C'est valoriser le rôle des individus eux-mêmes, dont l'action locale trouve désormais des prolongements à l'échelle mondiale sinon internationale par sa participation aux réseaux des organisations non-gouvernementales (ONG) humanitaires ou écologiques. Tenir compte en permanence d'un changement d'échelle entre le « micro » et le « macro » dans la logique des acteurs, c'est justement ce à quoi s'emploient les contributions des ouvrages dirigés par Michel Peraldi et J. Cesari à travers l'exemple des migrants entrepreneurs.

 

En définitive, loin de déboucher sur le constat de la fin des Etats, « l'étude des réseaux contribue à la redécouverte d'un autre statut de l'Etat : celui de référent d'un univers dont les normes se multiplient et où les réseaux sont autant de tentatives de multiplier les références dans l'espace international », ainsi que l'écrit A. Colonomos.

 

Il n'est donc guère surprenant que la diffusion de la notion de réseau ait été concomitante avec celle de gouvernance qui, selon certaines de ses acceptions, suggère un pouvoir partagé entre une pluralité d'acteurs en présence ou non d'une autorité centrale, selon des relations plus horizontales que verticales.

La fin des territoires ?

 

Si l'emprise des réseaux n'implique pas la fin des Etats, ne signifie-t-elle pas, comme on le lit parfois, celle des territoires qui, par définition, sont bornés par des frontières politiques sinon géographiques ou culturelles ? Les analyses les plus récentes convergent pour apporter un démenti à cette idée, y compris à l'heure d'Internet.

 

Dans un ouvrage récent consacré aux rapports entre territoires et réseaux techniques (de communication, de transport ou d'énergie), Pierre Musso prévient d'emblée : « Les réseaux techniques aménagent les territoires, mais ils ne les déménagent pas (5). »

 

Dans La Galaxie Internet (Fayard, 2002), qui fait suite à sa trilogie consacrée à L'Ere de l'information (Fayard, 1998-1999), le sociologue Manuel Castells voit dans l'extension des réseaux et des flux le principe d'une nouvelle géographie des réseaux : l'espace des flux qui résulte d'Internet, écrit-il, « n'est pas sans lieu ; il relie des lieux par des réseaux d'ordinateurs et des systèmes de transport informatisés. Il redéfinit la distance, mais n'abolit pas la géographie. De nouvelles configurations territoriales émergent des processus de concentration, décentralisation et connexion spatiales qu'impulse inlassablement la géométrie variable des flux planétaires d'informations ». De fait, les analyses montrent que l'extension des réseaux ne remet nullement en cause la concentration mais l'encourage au contraire.

Qui dit réseau dit aussi noeud, une autre notion qui, transposée à l'analyse des grandes métropoles, permet de comprendre la position dominante de celles-ci en réévaluant leur rôle dans l'organisation de l'économie mondiale. Dans son livre désormais célèbre La Ville globale (Descartes & Cie, 1996), Saskia Sassen n'explique pas autrement la puissance de quelques grandes villes : Londres, Tokyo, New York... C'est plus implicitement en référence à la notion de réseau qu'Olivier Dollfus, de son côté, met en évidence l'existence d'un archipel mégalopolitain mondial (AMM) formé d'« ensembles de villes qui contribuent à la direction du monde » (6).

 

Résumons : les réseaux sont autant des réalités de nature différente qu'un nouveau regard porté sur le monde et son fonctionnement, qui incline rétrospectivement à prendre en compte des phénomènes anciens mais jusqu'ici peu pris en compte aussi bien dans l'analyse des transformations des sociétés que des relations internationales : les diasporas ou les réseaux de migrants entrepreneurs, les réseaux de métropoles... Parce qu'ils obligent à articuler les échelles, globale et locale, nationale, supra- et infranationale, ils contribuent à restituer le monde dans sa complexité.


NOTES

1

C. Grataloup, « Réseau », in Gemdev, Mondialisation. Les mots et les choses , Karthala, 2000.


2

A. Colonomos, La Sociologie des réseaux transnationaux , L'Harmattan, 1995.


3

J. Nye et R. Keohane (dir.), Transnational Relations and World Politics , Harvard University Press, 1972.


4

A. Portes et al. , « Les entrepreneurs transnationaux : une forme alternative d'adaptation économique des immigrés », in M. Peraldi (dir.), La Fin des norias ? Réseaux migrants dans les économies marchandes , Maisonneuve & Larose/Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, 2002.


5

P. Musso (dir.), Le Territoire aménagé par les réseaux , L'Aube, 2002.


6

O. Dollfus, La Mondialisation , Presses de Sciences po, 1997.

 



10/08/2009
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