Le Ragondin Furieux

Le Ragondin Furieux

Le sens des mots II

Le sens des mots



Le capitalisme voulant imposer son diktat a toujours chercher à minimiser, totalement éluder le débat idéologique afin de servir une pensée unique qu'il a fait sienne. Le peuple en grande partie s'est endormi dans ce concept, bien aidé par la chute du mur de Berlin mettant à bas la fin d'une bonne idée mal exploitée. Le capitalisme a cru alors qu'en détournant les individus de la réflexion politique de fond il pouvait ainsi perpétuer un principe basé sur l'exploitation de l'homme par l'homme. C'était sans compter que des idéologies différentes sommeillaient et que le moindre effritement de l'ultralibéralisme réveillerait l'envie de conceptions différentes pour nos sociétés. C'est Xavier de la Vega qui nous l'explique dans l'article, "Les idéologies sont bien vivantes", paru dans sciences Humaines...

Les idéologies sont bien vivantes

Xavier de la Vega

Et si la « fin des idéologies » était l'une de ces idées fausses dont le sociologue Raymond Boudon a tenté d'expliquer la persistance ? Les idéologies sont bel et bien vivantes car elles constituent des grilles d'interprétation du monde. Des prismes aussi indispensables qu'ils peuvent être déformants.

La thèse ressurgit régulièrement. Nous vivrions l'ère de la fin des idéologies. Une ère sans doute moins exaltante que la précédente, sans doute plus aride, mais aussi plus apaisée. Douchés de nos passions d'antan, nous pourrions désormais nous retrousser les manches et aborder la tête froide les enjeux de l'époque, mettant à profit ce qui marche, abandonnant sans regret ce qui ne marche pas. La thèse est fréquemment tenue, si ce n'est pour une évidence, en tout cas pour une donnée lourde des sociétés contemporaines. N'est-elle pas corroborée par la convergence des politiques publiques, par-delà les alternances électorales ? La chute du mur de Berlin n'a-t-elle pas jeté la dernière pelletée de terre sur la tombe des idéologies ?

Née dans l'Amérique consensuelle des années 1950-1960 (où démocrates et républicains poursuivaient indifféremment l'héritage du New Deal), la thèse de la fin des idéologies s'est heurtée depuis lors à des réfutations opiniâtres, venues d'horizons théoriques et philosophiques fort contrastés. Bien peu de choses réunissent en effet un sociologue qui se réclame du libéralisme comme Raymond Boudon, l'anthropologue Clifford Geertz, le philosophe Paul Ricœur ou les auteurs d'inspiration marxienne qui réinvestissent aujourd'hui la réflexion sur l'idéologie. Bien peu de choses si ce n'est la conviction que les sociétés dans lesquelles nous vivons ne peuvent se passer d'idéologie. Qu'ils l'envisagent sous son aspect positif (sans elle on ne peut donner sens à la réalité) ou bien négatif (elle introduit une distorsion dans la perception de la réalité ; elle légitime les pouvoirs en place), l'idéologie est à leurs yeux vivante comme au premier jour.

 

À l'origine d'une fausse conscience

Pour ceux qui ont annoncé son crépuscule, comme le sociologue américain Daniel Bell, l'idéologie est généralement définie comme un ensemble de croyances collectives appelant une adhésion émotionnelle et passionnelle (1). Conçue comme une forme sécularisée du religieux, son déclin traduirait ni plus ni moins qu'une étape supplémentaire dans le processus de désenchantement du monde, tel que pouvait le concevoir Max Weber. Le marxisme, cet « opium des intellectuels » (selon le mot du sociologue français Raymond Aron), serait ainsi la dernière religion séculière. Cette posture obligeait néanmoins D. Bell et les siens à expliquer pourquoi, dans les années 1970, les idéologies étant défuntes, elles ressurgissaient, soit sous la forme du gauchisme soit sous la forme d'un réinvestissement vers de nouveaux objets, comme le tiers-mondisme. Le constat vaut également aujourd'hui, alors que l'altermondialisme et l'environnementalisme ont pignon sur rue.

Cela étant dit, on gagne à adopter une définition plus large de l'idéologie. De Karl Marx à R. Boudon en passant par C. Geertz et P. Ricœur, elle est appréhendée comme un prisme à travers lequel les individus perçoivent la réalité. Pour Marx, ce prisme est singulièrement déformant puisqu'il opère comme une chambre noire : la réalité y apparaît inversée. Alors que l'origine du profit est le travail des ouvriers, les conditions matérielles du capitalisme secrètent une illusion perceptive telle que le profit apparaît comme la rémunération naturelle du capital, observe Marx. Définie comme un système d'idées qui non seulement voilent la réalité du capitalisme mais légitiment sa domination, l'idéologie engendre une « fausse conscience » que seule la « science véritable » peut dissiper (2).

Bien loin de s'associer à la vision marxiste, R. Boudon en retient néanmoins plusieurs principes. Comme Marx, il définit l'idéologie comme une « idée fausse » que l'on doit distinguer du discours scientifique (3). Pour R. Boudon, comme pour Antoine Destutt de Tracy* avant lui, Marx a su percevoir une réalité historique nouvelle où, « à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe, se multiplient les efforts pour fonder sur la raison et sur la science un ordre social qui, jusqu'alors, apparaissait fondé sur la tradition ». La mobilisation du discours scientifique dans le champ politique et social va cependant de pair avec une altération des idées.

Si elles trouvent généralement leur substance et leur légitimité en s'adossant à la science, les idéologies sont en effet tissées d'idées fausses, parce qu'elles invoquent soit des « théories douteuses » soit « des théories indûment interprétées ». Plus encore, elles sont, selon R. Boudon, « le produit normal de la science normale ». L'activité scientifique repose toujours sur des présupposés, une vision du monde, qui n'ont qu'un rapport tangentiel à la réalité. Comme à cela s'ajoute l'argument d'autorité de la science (« si les économistes le disent ce doit être vrai ») et les biais de perception des individus (« mon expérience du marché le confirme »), les idées fausses ont tout lieu de persister. Ainsi définies, les idéologies n'ont donc aucune raison de disparaître.

 

Science et idéologie : une antinomie ?

R. Boudon partage un autre point commun avec Marx. Pour lui, certaines idéologies sont meilleures que d'autres. Adossé à des « théories douteuses », le marxisme serait par exemple moins recommandable que le libéralisme. La philosophie ou l'économie libérales sont cependant, reconnaît R. Boudon, susceptibles de dégénérer en idéologie. Prenons par exemple l'énoncé suivant : « Le marché assure une allocation optimale des ressources. » Tous les économistes sérieux savent que cet énoncé n'est valable que sous des hypothèses restrictives et que seulement dans des conditions concrètes particulières la réalité peut s'en rapprocher. L'idée de l'efficience du marché a pu néanmoins circuler, sans précaution aucune, parmi un personnel politique invoquant l'autorité d'« experts » pour justifier des politiques de déréglementation financière hasardeuses (4).

Si R. Boudon considère l'idéologie comme un dérivé frelaté du discours scientifique, l'anthropologue C. Geertz en offre un concept beaucoup plus large. L'idéologie est pour lui l'ensemble de croyances, de récits historiques, de valeurs qui fondent l'identité d'un groupe humain et lui fournit une grille de perception et de compréhension du monde (4). S'opposant à l'idée qui assimile l'idéologie à une forme de méconnaissance, il insiste au contraire sur son rôle positif, « intégrateur ». Elle contribue à l'autodéfinition de la communauté, particulièrement dans les moments historiques où les repères antérieurs se délitent. L'idéologie puise son ressort dans le caractère conflictuel de la modernité, entendue comme un processus de changement continuel qui érode les identités et les repères collectifs. Les célébrations de la mémoire, par lesquelles la communauté met en scène la répétition de ses origines, constituent, selon C. Geertz, des « actes idéologiques par excellence (5) ».

 

La légitimation de l'ordre social

L'idéologie apparaît donc ici comme une donnée de base de la vie sociale. Le philosophe P. Ricœur prolonge cette interprétation et en déduit une critique de l'opposition entre science et idéologie, présente tant chez Marx que chez R. Boudon. Dès lors que « l'idéologie renvoie à l'ensemble des mécanismes symboliques grâce auxquels l'homme se comprend dans une culture donnée », on sort de « la seule alternative du vrai et du faux, du réel et de l'illusoire ». Du coup, «  la science elle-même n'est pas entièrement exempte d'idéologie. Tout se passe comme s'il était impossible de désintriquer ce qui relève de l'idéologie et de ce qui relève de la science, ce qui relève de l'illusoire et ce qui relève du réel (6) ».

Aux yeux du philosophe, la fonction positive, intégratrice de l'idéologie peut néanmoins se combiner avec une « fonction négative » de distorsion de la réalité et de légitimation du pouvoir. Il convoque ici la vision wébérienne selon laquelle, au-delà de l'exercice de la force, « toutes les dominations cherchent à éveiller et à entretenir une croyance en leur légitimité ». Cette réinterprétation wébérienne de la notion d'idéologie a marqué les esprits puisqu'elle a inspiré par la suite le travail de Luc Boltanski et Eve Chiapello sur les formes de légitimation contemporaine du capitalisme (7).

Cette légitimation du pouvoir est, pour P. Ricœur, la « forme pathologique » de l'idéologie. Elle incite à ce titre à la critique. Or comment fonder une critique de l'idéologie dès lors que l'on renonce à le faire en invoquant le « réel » ou la « science » ? Comment éviter d'attaquer une idéologie au non d'une autre idéologie ? Pour résoudre ce paradoxe, P. Ricœur reprend la distinction introduite par Karl Mannheim (8) entre idéologie et utopie et fait jouer l'une contre l'autre. Alors que l'idéologie risque de se muer en légitimation de l'ordre social, l'utopie, elle, tend à l'ébranler, en proposant une projection idéalisée de tendances qui y sont à l'œuvre. Bref, c'est depuis l'utopie qu'il convient de critiquer l'idéologie.

 

Les masses, aussi, interprètent le monde !

Reste cependant à savoir comment les distinguer l'une de l'autre. Dans le texte de P. Ricœur, le seul critère qui tienne est en définitive implicite : il s'agit du caractère « progressiste » ou non des idées considérées (9). Même en admettant ce critère (qui présuppose au passage une grille de lecture idéologique), une difficulté demeure : un même système d'idées pourra être progressiste ou non, ébranler ou au contraire légitimer l'ordre social, selon le contexte dans lequel il est formulé. Prenons à nouveau l'exemple du libéralisme. On peut estimer que ce corps doctrinal justifie l'ordre social en défendant la supériorité d'une économie de marché sur tout autre organisation économique. Il peut néanmoins être invoqué pour ébranler les capitalismes existants. Ainsi, lorsque l'économiste Joseph Stiglitz, considéré comme un altermondialiste éminent, critique l'inéquité des accords commerciaux existants, il le fait souvent au nom de principes strictement libéraux : ainsi, lorsqu'il recommande de supprimer les subventions qui avantagent les producteurs du Nord aux dépens de ceux du Sud. Il en est évidemment de même du marxisme, qui a pu successivement ébranler l'ordre social et légitimer de nouvelles oppressions. Ou encore du nationalisme universaliste, qui a pu soutenir des luttes d'indépendance tout autant que justifier le mépris de revendications identitaires internes.

Autre objection, cette « fonction pathologique » de l'idéologie et les distorsions qu'elle engendre dans la perception de la réalité obligent à retenir la notion d'une « fausse conscience ». On se souvient du rôle crucial qu'elle joue dans la vision marxiste, qui distingue la perception spontanée des individus de celle du théoricien critique, seul capable de dévoiler les ressorts réels de la société et de libérer les masses. Or l'idée d'une appréhension faussée de la réalité est cependant mise en cause par un segment important de la pensée contemporaine. Les travaux du philosophe allemand Jürgen Habermas ou ceux du sociologue britannique Anthony Giddens, notamment, insistent ainsi sur les capacités interprétatives et réflexives des individus, et invitent le théoricien à renoncer à l'idée qu'il pourrait percevoir la réalité plus justement que le commun des mortels. Comme le reconnaît le sociologue Olivier Voirol, cette objection est incontournable pour qui entend refonder la notion de critique des idéologies (10).

Ainsi s'achève un rapide tour d'horizon des manières de penser la vitalité des idéologies aujourd'hui. La notion d'idéologie concerne ici un domaine plus large que les seules idéologies politiques, qui font l'objet du présent numéro des Grands Dossiers de Sciences Humaines. Néanmoins, comme cet article s'est efforcé de le montrer, les idées qui s'affrontent dans l'espace public gagnent à être pensées en mobilisant la réflexion générale sur le thème. Les auteurs évoqués dans ce texte le suggèrent chacun à leur manière : les idéologies continueront pour longtemps encore à imprégner notre vision du monde.

 

NOTES :

(1) D. Bell, La Fin de l'idéologie, 1960, trad. fr. Puf, 1997.
(2) K. Marx et F. Engels, L'Idéologie allemande, 1846, rééd. Nathan, 2007.
(3) R. Boudon, L'Idéologie ou l'Origine des idées reçues, Seuil, 1986.
(4) C. Geertz, « Ideology as a cultural system », in D. Apter (dir.), Ideology and Discontent, The Free Press of Glencoe, 1964.
(5) Voir O. Voirol, « Idéologie : concept culturaliste et concept critique », Actuel Marx, n° 43, avril 2008.
(6) J. Michel, « Le paradoxe de l'idéologie revisité par Paul Ricœur », Raisons politiques, n° 11, août 2003.
(7) L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
(8) K. Mannheim, Idéologie et utopie, 1929, rééd. MSH, 2006.
(9) J. Michel, op. cit.
(10) O. Voirol, op. cit.




27/04/2009
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