L’insurrection qui vient…suite XX
L'insurrection qui vient…suite XX
L'État français est la trame même des subjectivités françaises, l'aspect qu'a pris la multiséculaire castration de ses sujets. Il ne faut pas s'étonner, après cela, que l'on y délire si souvent le monde dans les hôpitaux psychiatriques à partir des figures politiques, que l'on s'entende pour voir dans nos dirigeants l'origine de tous nos maux, que l'on se plaise tant à grogner contre eux et que cette façon de grogner soit l'acclamation par quoi nous les intronisons comme nos maîtres. Car ici on ne se soucie pas de la politique comme d'une réalité étrangère mais comme d'une part de soi-même. La vie dont nous investissons ces figures est celle-là même qui nous a été ravie.
L'insurrection qui vient. (190/391)
S'il y a une exception française, elle dérive de là. Il n'y a pas jusqu'au rayonnement mondial de la littérature française qui ne soit le fruit de cette amputation. La littérature est en France l'espace que l'on a souverainement accordé au divertissement des castrés. Elle est la liberté formelle que l'on a concédée à ceux qui ne se font pas au néant de leur liberté réelle.
L'insurrection qui vient. (191/391)
D'où les œillades obscènes que ne cessent de s'adresser depuis des siècles, dans ce pays, hommes d'État et hommes de lettres, les uns empruntant volontiers le costume des autres, et réciproquement. D'où aussi que les intellectuels y aient coutume de parler si haut quand ils sont si bas, et de faillir toujours au moment décisif, le seul qui aurait rendu un sens à leur existence mais qui les aurait aussi mis au ban de leur profession.
L'insurrection qui vient. (192/391)
C'est une thèse défendue et défendable que la littérature moderne naît avec Baudelaire, Heine et Flaubert, comme contrecoup du massacre d'État de juin 1848. C'est dans le sang des insurgés parisiens et contre le silence qui entoure la tuerie que naissent les formes littéraires modernes – spleen, ambivalence, fétichisme de la forme et détachement morbide.
L'insurrection qui vient. (193/391)
A la déflagration qu'a causée la simple phrase de Jospin « l'État ne peut pas tout », on devine celle que produira tôt ou tard la révélation qu'il ne peut plus rien. Ce sentiment d'avoir été floué ne cesse de grandir et de se gangrener. Il fonde la rage latente qui monte à tout propos. Le deuil qui n'a pas été fait de l'ère des nations est la clef de l'anachronisme français, et des possibilités révolutionnaires qu'il tient en réserve.
L'insurrection qui vient. (197/391)
L'affection névrotique que les Français vouent à leur République – celle au nom de quoi toute bavure retrouve sa dignité, et n'importe quelle crapulerie ses lettres de noblesse – prolonge à chaque instant le refoulement des sacrifices fondateurs. Les journées de juin 1848 – mille cinq cents morts durant les combats, mais plusieurs milliers d'exécutions sommaires parmi les prisonniers, l'Assemblée qui accueille la reddition de la dernière barricade au cri de « Vive la République ! » – et la Semaine sanglante sont des taches de naissance qu'aucune chirurgie n'a l'art d'effacer.
L'insurrection qui vient (194/391)
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