Le Ragondin Furieux

Le Ragondin Furieux

L’insurrection qui vient…suite IX

L'insurrection qui vient…suite IX

 

L'horreur du travail est moins dans le travail lui-même que dans le ravage méthodique, depuis des siècles, de tout ce qui n'est pas lui: familiarités de quartier, de métier, de village, de lutte, de parenté, attachement à des lieux, à des êtres, à des saisons, à des façons de faire et de parler.

L'insurrection qui vient. (81/391)

 

Là réside le paradoxe actuel : le travail a triomphé sans reste de toutes les autres façons d'exister, dans le temps même où les travailleurs sont devenus superflus. Les gains de productivité, la délocalisation, la mécanisation, l'auto-matisation et la numérisation de la production ont tellement progressé qu'elles ont réduit à presque rien la quantité de travail vivant nécessaire à la confection de chaque marchandise. Nous vivons le paradoxe d'une société de travailleurs sans travail, où la distraction, la consommation, les loisirs ne font qu'accuser encore le manque de ce dont ils devraient nous distraire.

L'insurrection qui vient. (82/391)

 

La mine de Carmaux, qui se rendit célèbre pendant un siècle pour ses grèves violentes, a été reconvertie en Cap Découverte. C'est un « pôle multiloisir » où l'on fait du skateboard et du vélo, et qui se signale par un « musée de la Mine » dans lequel on simule des coups de grisou pour les vacanciers.

L'insurrection qui vient. (83/391)

 

Dans les entreprises, le travail se divise de façon toujours plus visible en emplois hautement qualifiés de recherche, conception, contrôle, coordination, communication liés à la mise en œuvre de tous les savoirs nécessaires au nouveau processus de production cybernétisé, et en emplois déqualifiés d'entretien et surveillance de ce processus. Les premiers sont en petit nombre, très bien payés et donc si convoités que la minorité qui les accapare n'aurait pas idée d'en laisser une miette lui échapper. Leur travail et eux ne font effectivement qu'un en une étreinte angoissée.

L'insurrection qui vient. (84/391)

 

Managers, scientifiques, lobbyistes, chercheurs, programmeurs, développeurs, consultants, ingénieurs ne cessent littéralement jamais de travailler. Même leurs plans cul augmentent leur productivité. « Les entreprises les plus créatives sont aussi celles où les relations intimes sont les plus nombreuses », théorise un philosophe pour DRH. « Les collaborateurs de l'entreprise, confirme celui de Daimler-Benz, font partie du capital de l'entreprise […] Leur motivation, leur savoir-faire, leur capacité d'innovation et leur souci des désirs de la clientèle constituent la matière première des services innovants […] Leur comportement, leur compétence sociale et émotionnelle ont un poids croissant dans l'évaluation de leur travail […]Celui-ci ne sera plus évalué en nombres d'heures de présence mais sur la base des objectifs atteints et de la qualité des résultats. Ils sont des entrepreneurs. »

L'insurrection qui vient. (85/391)

 

L'ensemble des tâches qui n'ont pu être déléguées à l'automation forment une nébuleuse de postes qui, pour n'être pas occupables par des machines, sont occupables par n'importe quels humains – manutentionnaires, magasiniers, travailleurs à la chaîne, saisonniers, etc. Cette main d'œuvre flexible, indifférenciée, qui passe d'une tâche à une autre et ne reste jamais longtemps dans une entreprise, ne peut plus s'agréger en une force, n'étant jamais au centre du processus de production mais comme pulvérisée dans une multitude d'interstices, occupée à boucher les trous de ce qui n'a pas été mécanisé. L'intérimaire est la figure de cet ouvrier qui n'en est plus un, qui n'a plus de métier mais des compétences qu'il vend au fil de ses missions, et dont la disponibilité est encore un travail.

L'insurrection qui vient. (86/391)

 

En marge de ce cœur de travailleurs effectifs, nécessaires au bon fonctionnement de la machine,

 

s'étend désormais une majorité devenue surnuméraire, qui est certes utile à l'écoulement de la production mais guère plus, et qui fait peser sur la machine le risque, dans son désœuvrement, de se mettre à la saboter. La menace d'une démobilisation générale est le spectre qui hante le système de production présent. À la question « Pourquoi travailler, alors ? », tout le monde ne répond pas comme cette ex-Rmiste à Libération : « Pour mon bien-être. Il fallait que je m'occupe. » Il y a un risque sérieux que nous finissions par trouver un emploi à notre désœuvrement .

L'insurrection qui vient. (87/391)

 

Se produire soi-même est en passe de devenir l'occupation dominante d'une société où la production est devenue sans objet: comme un menuisier que l'on aurait dépossédé de son atelier et qui se mettrait, en désespoir de cause, à se raboter lui-même.

L'insurrection qui vient. (90/391)

 

Cette population flottante doit être occupée, ou tenue. Or on n'a pas trouvé à ce jour de meilleure méthode disciplinaire que le salariat. Il faudra donc poursuivre le démantèlement des « acquis sociaux » afin de ramener dans le giron salarial les plus rétifs, ceux qui ne se rendent que face à l'alternative entre crever de faim et croupir en taule. L'explosion du secteur esclavagiste des « services personnels » doit continuer : femmes de ménage, restauration, massage, assistance à domicile, prostitution, soins, cours particuliers, loisirs thérapeutiques, aide psychologique, etc. Le tout accompagné d'un rehaussement continu des normes de sécurité, d'hygiène, de conduite et de culture, d'une accélération dans la fugacité des modes, qui seules assoient la nécessité de tels services. À Rouen, les horodateurs ont cédé la place au « parcmètre humain »: quelqu'un qui s'ennuie dans la rue vous délivre un ticket de stationnement et vous loue, le cas échéant, un parapluie par temps d'averse.

L'insurrection qui vient. (88/391)

 

L'ordre du travail fut l'ordre d'un monde. L'évidence de sa ruine frappe de tétanie à la seule idée de tout ce qui s'ensuit. Travailler, aujourd'hui, se rattache moins à la nécessité économique de produire des marchandises qu'à la nécessité politique de produire des producteurs et des consommateurs, de sauver par tous les moyens l'ordre du travail.

L'insurrection qui vient. (89/391)

 

De là le spectacle de tous ces jeunes gens qui s'entraînent à sourire pour leur entretien d'embauche, qui se font blanchir les dents pour un meilleur avancement, qui vont en boîte de nuit pour stimuler l'esprit d'équipe, qui apprennent l'anglais pour booster leur carrière, qui divorcent ou se marient pour mieux rebondir, qui font des stages de théâtre pour devenir des leaders ou de « développement personnel » pour mieux « gérer les conflits » – « Le "développement personnel" le plus intime, prétend un quelconque gourou, mènera à une meilleure stabilité émotionnelle, à une ouverture relationnelle plus aisée, à une acuité intellectuelle mieux dirigée, et donc à une meilleur performance économique. »

L'insurrection qui vient. (91/391)

 

Le grouillement de tout ce petit monde qui attend avec impatience d'être sélectionné en s'entraînant à être naturel relève d'une tentative de sauvetage de l'ordre du travail par une éthique de la mobilisation. Être mobilisé, c'est se rapporter au travail non comme activité, mais comme possibilité. Si le chômeur qui s'enlève ses piercings, va chez le coiffeur et fait des « projets » travaille bel et bien « à son employabilité », comme on dit, c'est qu'il témoigne par là de sa mobilisation. La mobilisation, c'est ce léger décollement par rapport à soi, ce minime arrachement à ce qui nous constitue, cette condition d'étrangeté à partir de quoi le Moi peut-être pris comme objet de travail, à partir de quoi il devient possible de se vendre soi et non sa force de travail, de se faire rémunérer non pour ce que l'on fait, mais pour ce que l'on est, pour notre exquise maîtrise des codes sociaux, nos

talents relationnels, notre sourire ou notre façon de présenter. C'est la nouvelle norme de socialisation.

L'insurrection qui vient. (92/391)

 

La mobilisation opère la fusion des deux pôles contradictoires du travail : ici, on participe à son exploitation, et l'on exploite toute participation. On est à soi-même, idéalement, une petite entreprise, son propre patron et son propre produit. Il s'agit, que l'on travaille ou non, d'accumuler les contacts, les compétences, le « réseau », bref : le « capital humain ». L'injonction planétaire à se mobiliser au moindre prétexte – le cancer, le « terrorisme », un tremblement de terre, des SDF – résume la détermination des puissances régnantes à maintenir le règne du travail par-delà sa disparition physique.

L'insurrection qui vient. (93/391)

 

S'organiser par-delà et contre le travail, déserter collectivement le régime de la mobilisation, manifester l'existence d'une vitalité et d'une discipline dans la démobilisation même est un crime qu'une civilisation aux abois n'est pas près de nous pardonner ; c'est en effet la seule façon de lui survivre.

L'insurrection qui vient. (95/391)

 

L'appareil de production présent est donc, d'un côté, cette gigantesque machine à mobiliser psychiquement et physiquement, à pomper l'énergie des humains devenus excédentaires, de l'autre il est cette machine à trier qui alloue la survie aux subjectivités conformes et laisse choir tous les « individus à risque », tous ceux qui incarnent un autre emploi de la vie et, par là, lui résistent. D'un côté, on fait vivre les spectres, de l'autre on laisse mourir les vivants. Telle est la fonction proprement politique de l'appareil de production présent.

L'insurrection qui vient. (94/391

 



31/07/2009
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