La gauche française a tort de se couper des minorités visibles
La gauche française a tort de se couper des minorités visibles
Par François Durpaire, Historien des identités à Paris I, membre du Comité pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage
En deux siècles, notre pays a connu trois révolutions : après la révolution politique, née de 1789, puis la révolution sociale, née des luttes ouvrières du XIXe siècle, nous assistons, depuis trente ans, à une révolution multiculturelle qui fait suite au brassage de populations lié aux migrations postcoloniales. La gauche a non seulement accompagné mais porté les deux premières révolutions. Elle se montre en revanche impuissante à penser ce qu'il est courant de désigner sous le terme de "diversité".
La Convention pour l'égalité réelle du Parti socialiste a adopté, le 11 décembre, un texte prévoyant le droit de vote aux étrangers non communautaires pour les élections locales, la généralisation du CV anonyme, etc. Mais à peine le texte est-il approuvé que l'on assiste à un reflux témoignant des conservatismes au sein du parti, critiquant notamment la proposition d'un "contrôle des contrôles d'identité" (une enquête du CNRS montre que les contrôles ciblent six à huit fois plus les "non-Blancs").
En 1956, Aimé Césaire quittait le Parti communiste et, dans une lettre à Maurice Thorez, expliquait son choix. Parce qu'il affirmait que la gauche devait être mise au service des peuples noirs, et non les peuples noirs au service de la gauche, Césaire était critiqué par René Depestre, pour qui la négritude était une "métaphysique petite-bourgeoise". L'accusation qui prévalait n'était pas celle de "communautarisme", mais, selon l'expression de l'époque, de "corporatisme". Aujourd'hui, le texte de Césaire n'a toujours pas été lu par la gauche. Il lui permettrait pourtant de reconfigurer son logiciel progressiste. En articulant la question sociale et la question de la diversité sans subordonner l'une à l'autre, elle ferait entrer son combat pour la justice dans une ère pluridimensionnelle.
Aujourd'hui, la déconnexion est patente entre la gauche et les enfants de l'immigration postcoloniale, longtemps considérés comme un électorat naturel, parce qu'étant fils d'ouvriers ou de petits fonctionnaires. En occultant l'autre partie de leur identité, qu'ils sont fils d'ouvriers mais algériens musulmans, filles de petits fonctionnaires mais martiniquaises, la gauche a omis de leur parler d'une partie de leurs préoccupations et de leurs attentes. Solidaire de la lutte contre la "pwofitasyon", menée par les Guadeloupéens à partir de janvier 2009, elle ignore la revendication pour intégrer le créole au bac.
Et que dire de l'absence de tous les leaders de la gauche aux manifestations commémoratives du 10 mai, Journée nationale des mémoires de la traite, de l'esclavage et de leur abolition ? Cette gauche est désormais perçue dans les quartiers comme un conservatoire de valeurs intangibles, à l'instar d'une laïcité repliée, qui, pour beaucoup de jeunes, sert de prétexte à leur exclusion. La laïcité s'est figée, comme la "nation", valeur historique de la gauche, s'était figée à la fin du XIXe siècle dans une interprétation conservatrice, pour finir par être reprise par la droite...
Mais c'est la minoration de la question de la discrimination qui cristallise la rupture. Le blocage est d'abord de nature idéologique. Pour la gauche, toute oppression a une racine socio-économique. Autonomiser la discrimination de la question sociale est un enjeu majeur. Si, vainqueur en 2012, la gauche lançait une grande politique sociale sans avoir, en amont, éradiqué les discriminations, elle se condamnerait à dépenser à perte. Car il y a deux réalités : la difficulté pour le pauvre à obtenir un diplôme, et le fait qu'à même diplôme, un garçon noir, arabe ou issu d'un quartier a deux fois moins de chances d'obtenir un emploi. Avant de dépenser l'argent du contribuable pour réparer l'ascenseur social, il faut au préalable s'assurer que l'étage sur lequel s'ouvre l'ascenseur est ouvert à tous nos enfants.
Mais l'antiracisme, vu comme l'apanage de la gauche, dispenserait de proposer des mesures concrètes contre la discrimination. La logique est pourtant différente. Si l'antiracisme repose sur le fait de ne pas voir la couleur de l'autre, la lutte contre la discrimination implique, au contraire, de pouvoir nommer ce qui discrimine.
De même qu'on ne lutte pas contre le chômage sans statistiques, si la couleur, le patronyme, le quartier, qui sont des éléments déterminant l'exclusion, ne peuvent pas servir de mesure à l'inclusion, toutes nos politiques publiques seront vouées à l'échec.
La rupture tient également à la composition sociologique et démographique des partis de gauche, qui ne les placent pas en immédiate empathie avec la jeunesse multiculturelle...
L'essai de Walter Benn Michaels, La Diversité contre l'égalité (Raisons d'agir), a été repris dans bon nombre de débats internes, comme si l'on ne pouvait pas faire coexister respect de la diversité et exigence d'égalité. La solidarité affichée à l'égard d'autres formes de discrimination liées au handicap, à l'orientation sexuelle ou au genre ne s'étend pas à la discrimination à l'encontre des minorités visibles, taboue parce qu'elle touche au passé colonialiste de la France.
On pense comprendre la situation des minorités visibles en la comparant à celle des petits-fils de l'immigration européenne. C'est oublier que ces derniers n'ont plus à subir - à la différence de ceux dont la différence est visible - les discriminations qui touchaient leurs grands-parents. Un petit-fils d'Espagnol ou de Polonais n'est pas délégitimé comme Français, en étant par exemple contrôlé au faciès, à la différence de l'Antillais, dont le grand-père était déjà citoyen français... Electoralement, la gauche sera multiculturelle ou ne sera pas. La chute du mur de Berlin a "désidéologisé" les confrontations électorales qui, en revanche, offrent un clivage générationnel de plus en plus marqué.
Dans des sociétés vieillissantes, où les plus de 60 ans sont de plus en plus nombreux, la droite et ses thèmes de prédilection - l'ordre, la stabilité identitaire - sont en mesure de séduire un nombre croissant de votants.
Si la gauche ne fait pas le plein des voix chez les moins de 30 ans - en assumant le thème de la pluralité identitaire -, elle échouera face à la réalité démographique. Quel que soit son candidat, elle ne pourra pas l'emporter en 2012 en recueillant 80 % des voix chez les moins de 30 ans, mais avec une part minime du corps électoral.
Pour rajeunir et densifier cet électorat, la gauche doit offrir un contenu politique renouvelé : une laïcité ouverte qui n'apparaisse plus comme hostile à l'identité musulmane, l'engagement d'une action positive contre-discriminatoire, l'abandon d'un champ lexical emprunté aux éléments les plus réactionnaires de notre société ("défaut d'intégration", "communautarisme").
Enfin, dire que nous serons plus forts en libérant les énergies issues de nos différences. Que notre identité n'est pas une stabilité figée autour d'une seule couleur, d'une seule tradition et d'un Panthéon appris à l'école de dix héros nationaux. Et que le fait que nos ancêtres ne soient pas seulement les Gaulois nous rend plus créatifs au sein du monde.
François Durpaire, Historien des identités à Paris I, membre du Comité pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage Article paru dans l'édition du 23.12.10
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