Le Ragondin Furieux

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La critique des objets au 20e siècle

La critique des objets au 20e siècle

Extrait de l'ouvrage de Paul Aries : La simplicité volontaire contre le mythe de l'abondance


La critique des objets doit articuler deux dimensions : celle des objets au sein de la société de consommation et celle des objets de la société de consommation (capitaliste). Henri Lefebvre et Jean Baudrillard ont largement campé sur le premier versant, le second sera davantage frayé par Guy Debord ou Umberto Ecco. Cette critique des objets capitalistes est aujourd'hui plus forte dans le domaine culturel que dans celui des objets ordinaires. Lorsque Henri Levebvre publie, en 1947, Critique de la vie quotidienne, il a alors deux objectifs : faire de marxisme une théorie critique, c'est à dire, à la fois, une philosophie et un dépassement de la philosophie et ouvrir une réflexion sur la modernité. Sur le premier point, il semble, dans un premier temps, entendu, y compris par le PCF puisque son idéologue, Jean Canapa, publie, dans La pensée, un compte rendu élogieux de son ouvrage, expliquant que Lefebvre, grâce à son usage de la notion d'aliénation, serait le « promoteur le plus lucide aujourd'hui de la philosophie vivante ». Sur le second point, Lefebvre ne pouvait, en revanche, être suivi. Il comprend en effet la modernité, non pas comme un progrès historique, mais comme ce qui aboutit à la dévalorisation de la vie quotidienne en quotidienneté en raison d'une quête constante de la nouveauté et du déploiement de la technologie et de la rationalité. Le grand projet de Lefebvre est alors de partir de la vie quotidienne (d'une connaissance critique de cette vie quotidienne) pour déboucher sur une révolution du quotidien dans le cadre d'une sorte de « marxisation » du mot d'ordre « la vie est unique ». La quotidienneté serait, selon lui, une réalité sociale spécifique à la société industrielle. La modernité est ce qui reste une fois qu'on dépouille le quotidien de ses institutions, des idéologies, du langage, de la culture, des activités structurées et signifiantes, etc. La critique lefebvrienne nourrira les courants de la Théorie critique et le situationnisme de Debord mais succombera sous les Trente glorieuses et la société de consommation.

Baudrillard explique (Le système des objets, 1968) que les objets ont conquis leur autonomie avec la société de consommation au point que les hommes seraient devenus spectateurs (passifs) de leurs propres objets jusqu'à les désinvestir du symbolisme qui leur était autrefois attribué. Chaque objet devient alors l'organe d'un système. Cette fonctionnalité des objets s'est substituée à la symbolique ancienne : « les valeurs symboliques et les valeurs d'usages s'estompent derrière les valeurs organisationnelles ». La relation entre l'objet et la personne serait donc passée du symbolique à un style objectif sur le mode de la froideur fonctionnelle correspondant à une sorte d'objectivation des objets. Baudrillard constate cependant que plus le symbolique est évacué plus un faux symbolique ferait retour (notamment par le marketing/publicité). Cette thèse rejoint celle du psychanalyste, Jean-Pierre Lebrun, pour qui la crise actuelle du symbolique ouvre la porte à un faux symbolique particulièrement dangereux. J'ai pu dans mes travaux sur les sectes étudier également ce passage du symbolique à la sémiotique, le symbolique étant du côté du questionnements (les mystères de la foi), la sémiotique étant du côté de la réponse, d'un trop plein de réponses.

Baudrillard constate que l'objet quotidien moderne est un objet standardisé et dénué d'individualité, car issu d'une chaîne standardisée donc de l'anonymat de la production. Le capitalisme doit gérer cet appauvrissement en créant une illusion du choix : il faut que le consommateur, devant son objet industriel, conserve cependant l'illusion de choisir. Ce choix n'étant pas fondé sur la liberté mais sur l'intégration des normes. Umberto Ecco poursuit cette critique en expliquant dans son recueil d'essais que la modernité se caractérise par l'industrie du faux et par des stratégies de l'illusion. Cette critique est plus riche aujourd'hui dans le domaine des arts que du profane avec la littérature sans estomac de Pierre Jourde, la critique musicale avec Bernard Lubat, la danse avec Marie-Claude Pietragalla, les médias avec Acrimed et le Plan B, etc. La critique des objets ordinaires est faite aujourd'hui par des groupes ultra-minoritaires. Elle ne concerne pas seulement les choses mais les services, les lieux, les usages, etc.

L'objectif est de faire prendre conscience que les objets ordinaires nous surdéterminent.

Cette critique est tout autant celle de l'abondance que de la qualité des produits eux-mêmes : si l'on ne s'en tient à la question de la possession d'objets matériels, force est de constater que le plus pauvre des pays riches est bien plus riche que le nanti d'hier : un logement contient en moyenne 10 000 objets contre quelques centaines au 19e siècle. Ces objets ont cependant changé : ils expriment une mentalité et des rapports sociaux différents. Chaque société produit les objets et les humains qui lui sont conformes. La critique de l'abondance doit donc être complétée par celle des enjeux qualitatifs : quels rapports entre nos objets modernes et la mentalité de l'homo-oeconomicus capitalisticus ? J'ai consacré plusieurs ouvrages à développer ses analyses autour d'objets emblématiques comme McDo, Disneyland, les sectes, la wifisation, etc. Le journal La décroissance égrène, numéro après numéro, la liste des « saloperies que nous n'achèterons pas ce mois ci ».

On y trouve, sans souci d'exhaustivité ni de hiérarchisation : le 4 X 4 comme matérialisation de l'aboutissement de l'idéologie de marché ; les lunettes de soleil qui permettent de faire les gros yeux en permanence pour impressionner les autres au prix d'une violence sociale ; les verres progressifs publicitaires gravés au nom de la marque et visible par vos interlocuteurs, introduisant ainsi de façon agressive une marque dans le champ visuel de l'usager ; la cravatte comme symbole phallique (seul mot d'origine mongol signifiant cravache) ; la chaîne stéréo capable de transformer tout citadin en un bourreau potentiel prêt à martyriser une centaine de voisins, véritable entrave à la jouissance du plaisir du silence ; la montre de luxe manifestant la prétention à maîtriser le temps, pulsion qui va de pair avec une avidité du pouvoir, passage du temps solaire au temps mécanique, symbole de la violation de la chronobiologie, montre attachée au poignet comme une menotte, machine qui nous tient en laisse et nous rappelle que c'est elle le maître du temps, que c'est son temps mécanique qui va dicter son rythme, car derrière les aiguilles, il y a la machine qui nous dit « Cours, cours ! Derrière la trotteuse » ;

la mini-moto pour pourrir la vie des voisins, la moto des neiges, la moto des mers, la moto-verte, la voiture responsable de.....de morts en un siècle ; la bombe nucléaire, la poussette dans laquelle l'enfant tourne le dos à ses parents, véritable symptôme du fantasme d'un homme auto-construit, l'hélico des très riches et des hélicologistes Hulot ou YAB ou pour faire la guerre ; le TGV avec son record du monde de vitesse sur rail, ses gares en pleine campagne accessible seulement en voiture, ses lignes qui n'épousent plus les paysages mais les entailles à coup de tunnels, de viaducs géants, de barbelés, pour faire passer la bête mécanique dans son grand fracas, le TGV avec son corollaire : le démantèlement des autres lignes nationales ou régionales, la fermeture des gares de proximité, les autoroutes et autres pénétrantes qui laminent le tissu urbain, qui favorisent les délocalisations, les mouvements pendulaires de population ; la fontaine à eau à réfrigération électrique, tout comme la bouteille en plastique ; la brosse à dents électrique pour éviter la fatigue de bouger la main de haut en bas, de gauche à droite ; le moulin à sel et à poivre électrique, grâce à lui fini l'effort insurmontable de tourner un moulin tellement ringard, la science et le progrès prennent le relais avec seulement six piles heureusement fournies, une solution pour se libérer une main qui peut ainsi appuyer sur d'autres boutons comme celui du nouveau lave-vaisselle écolo ou du dernier mixeur électrique ; le portable véritable greffe technologique qui rend obligatoire la connexion constante au système sous prétexte de liberté et de convivialité ; le cadre photo numérique qui permet d'immortaliser les souvenirs en mitraillant sans retenue paysages, monuments et visages, permettant ainsi à toute la famille de défiler en boucle inlassablement pour remettre un peu de vie dans une maison vide ; la bombe nucléaire ; l'escalator qui vous conduit droit au centre de remise en forme où vous pourrez raconter une bonne blague « un escalator tombe en panne en pleine heure de pointe.

40 personnes sont restées bloquées pendant cinq heures. Le mensuel la décroissance précise : « Ce n'est pas une blague car le cerveau est aussi un muscle qui s'atrophie quand on ne s'en sert pas...chouette une machine qui va travailler pour moi, chouette un escalator, une calculette. Chouette un gourou qui va penser pour moi ».

Un autre monde avec d'autres objets

Un autre monde est possible avec d'autres objets. Les salons bio ou écolo présentent une situation contradictoire. D'un côté, ils se rattachent totalement à la modernité en faisant des foires commerciales des hauts-lieux de la contestation du monde, prouvant ainsi que le système impose ses formes (et son idéologie) marchandes y compris à ses oppositions. D'un autre côté, s'y déploie une myriade d'objets alternatifs...qui font valoir la nocivité des objets capitalistes et permettent d'imaginer un autre monde avec d'autres objets. Peu importe que le plus sérieux y côtoie parfois le plus loufoque. Cela va de la « Maison écolo » aux méthodes de santé alternatives... On y apprend aussi à Savoir économiser (Marie-Paule Dousset, Flammarion).



09/06/2010
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