L'Insurection qui vient..suite IV
« CE QUE JE SUIS », alors ? Traversé depuis l’enfance de flux de lait, d’odeurs, d’histoires, de sons, d’affections, de comptines, de substances, de gestes, d’idées, d’impressions, de regards, de chants et de bouffe. Ce que je suis ? Lié de toutes parts à des lieux, des souffrances, des ancêtres, des amis, des amours, des événements, des langues, des souvenirs, à toutes sortes de choses qui, de toute évidence, ne sont pas moi.
L’insurrection qui vient. (29/391)
Tout ce qui m’attache au monde, tous les liens qui me constituent, toutes les forces qui me peuplent ne tissent pas une identité, comme on m’incite à la brandir, mais une existence, singulière, commune, vivante, et d’où émerge par endroits, par moments, cet être qui dit « je ». Notre sentiment d’inconsistance n’est que l’effet de cette bête croyance dans la permanence du Moi, et du peu de soin que nous accordons à ce qui nous fait.
L’insurrection qui vient. (30/391)
Il y a un vertige à voir ainsi trôner sur un gratte-ciel de Shanghaï le « I AM WHAT I AM » de Reebok. L’Occident avance partout, comme son cheval de Troie favori, cette tuante antinomie entre le Moi et le monde, l’individu et le groupe, entre attachement et liberté.
L’insurrection qui vient. (31/391)
La liberté n’est pas le geste de se défaire de nos attachements, mais la capacité pratique à opérer sur eux, à s’y mouvoir, à les établir ou à les trancher. La famille
n’existe comme famille, c’est-à-dire comme enfer, que pour celui qui a renoncé à en altérer les mécanismes débilitants, ou ne sait comment faire. La liberté de s’arracher a toujours été le fantôme de la liberté. On ne se débarrasse pas de ce qui nous entrave sans perdre dans le même temps ce sur quoi nos forces pourraient s’exercer.
L’insurrection qui vient. (32/391)
« I AM WHAT I AM», donc, non un simple mensonge, une simple campagne de publicité, mais une campagne militaire, un cri de guerre dirigé contre tout ce qu’il y a entre les êtres, contre tout ce qui circule indistinctement, tout ce qui les lie invisiblement, tout ce qui fait obstacle à la parfaite désolation, contre tout ce qui fait que nous existons et que le monde n’a pas partout l’aspect d’une autoroute, d’un parc d’attraction ou d’une ville nouvelle : ennui pur, sans passion et bien ordonné, espace vide, glacé, où ne transitent plus que des corps immatriculés, des molécules automobiles et des marchandises idéales.
L’insurrection qui vient. (33/391)
La France n’est pas la patrie des anxiolytiques, le paradis des antidépresseurs, la Mecque de la névrose sans être simultanément le champion européen de la productivité horaire.
L’insurrection qui vient. (34/391)
La maladie, la fatigue, la dépression, peuvent être prises comme les symptômes individuels de ce dont il faut guérir. Elles travaillent alors au maintien de l’ordre existant, à mon ajustement docile à des normes débiles, à la modernisation de mes béquilles. Elles recouvrent la sélection en moi des penchants opportuns, conformes, productifs, et de ceux dont il va falloir faire gentiment le deuil. « Il faut savoir changer, tu sais. »
L’insurrection qui vient. (35/391)
Mais, prises comme faits, mes défaillances peuvent aussi amener au démantèlement de l’hypothèse du Moi. Elles deviennent alors actes de résistance dans la guerre en cours. Elles deviennent rébellion et centre d’énergie contre tout ce qui conspire à nous normaliser, à nous amputer. Le Moi n’est pas ce qui chez nous est en crise, mais la forme que l’on cherche à nous imprimer.
L’insurrection qui vient. (36/391)
On veut faire de nous des Moi bien délimités, bien séparés, classables et recensables par qualités, bref: contrôlables, quand nous sommes créatures parmi les créatures, singularités parmi nos semblables, chair vivante tissant la chair du monde.
L’insurrection qui vient. (37/391)
La vérité, c’est que nous avons été arrachés en masse à toute appartenance, que nous ne sommes plus de nulle part, et qu’il résulte de cela, en même temps qu’une inédite disposition au tourisme, une indéniable souffrance.
L’insurrection qui vient. (44/391)
Contrairement à ce que l’on nous répète depuis l’enfance, l’intelligence, ce n’est pas de savoir s’adapter – ou si c’est une intelligence, c’est celle des esclaves. Notre inadaptation, notre fatigue ne sont des problèmes que du point de vue de ce qui veut nous soumettre. Elles indiquent plutôt un point de départ, un point de jonction pour des complicités inédites. Elles font voir un paysage autrement plus délabré, mais infiniment plus partageable que toutes les fantasmagories que cette société entretient sur son compte.
L’insurrection qui vient. (38/391)
Nous ne sommes pas déprimés, nous sommes en grève. Pour qui refuse de se gérer, la « dépression » n’est pas un état, mais un passage, un au revoir, un pas de côté vers une désaffiliation politique. À partir de là, il n’y a pas de conciliation autre que médicamenteuse, et policière. C’est bien pour cela que cette société ne craint pas d’imposer la Ritaline à ses enfants trop vivants, tresse à tout va des longes de dépendances pharmaceutiques et prétend détecter dès trois ans les « troubles du comportement ». Parce que c’est l’hypothèse du Moi qui partout se fissure.
L’insurrection qui vient. (39/391
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