Le Ragondin Furieux

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Ivan Illich, l’anti-productivisme…

Ivan Illich, l'anti-productivisme…

 

Si la pensée d'Illich peut paraître radicale sur certains thèmes, sans doute discutable, comme la santé, l'école, elle eut cependant l'avantage de remettre en cause la façon extrême d'une « technoscience » au service de l'aliénation « serviale » de l'individu. On a oublié aussi que Illich fut l'un des pères de l'écologie politique, et surtout le maître de la dénonciation sans concession du productivisme, qu'il soit capitaliste ou communiste. Un petit rappel sous la plume de Martine Fournier (Sciences Humaines) résume bien l'ensemble de l'œuvre d'Illich.

 

Ivan Illich ou la critique radicale du monde moderne

 

Par Martine FOURNIER

 

La société industrielle est devenue une machine folle qui prive les individus de leur liberté et de leur créativité: le constat d'Illich, grande figure de la contre-culture des années 1970 et inspirateur de l'écologie politique, a-t-il vraiment perdu sa pertinence?

 

Libérer l'avenir, Une société sans école, La Convivialité, Némésis médicale, Le Chômage créateur…, au début des années 1970, les livres d'Ivan Illich (1926-2002) s'arrachent dès leur parution.

 

Dans cette période d'ébullition qui prolonge les mouvements de 1968, la contestation des sociétés industrielles bat son plein. Le mouvement écologiste se fait jour, qui commence à alerter sur les méfaits d'une exploitation effrénée des ressources de la planète. L'embrigadement des individus dans un monde tout entier voué à la consommation marchande est l'objet de virulentes critiques… Les idées d'Illich connaissent alors un immense succès. En France, elles sont portées par des publications telles que La Gueule ouverte, mais aussi par des revues d'idées comme Esprit.

 

Débats passionnés à Cuernavaca

 

À cette époque, Illich est installé au Mexique, à Cuernavaca où il a fondé le Centre interculturel de documentation (Cidoc), conçu au départ pour former des missionnaires américains travaillant en Amérique latine. Ce Viennois d'origine, après de brillantes études de théologie en Italie, avait d'abord choisi de devenir vicaire d'une paroisse portoricaine à New York puis vice-recteur de l'université catholique de Ponce à Porto Rico. C'est en 1966 qu'il fonde le Cidoc. Durant dix ans, ce centre va se transformer en un lieu de rencontres et de débats passionnés où se croisent des curieux venus du monde entier. Illich y dirige des séminaires consacrés aux alternatives institutionnelles de la société technologique. Son érudition éclectique convoque aussi bien l'histoire que la sociologie, l'économie ou la pédagogie pour élaborer sa critique des sociétés modernes et leur capacité à répondre aux aspirations humaines. Si l'ambiance à Cuernavaca est studieuse, elle est aussi faite de rires, de boutades, d'exclamations qui alimentent les discussions et les controverses qu'Illich aime à cultiver…

 

En 1976, après une fête mémorable, le Cidoc ferme cependant ses portes à l'apogée de son succès. Illich devient alors un penseur itinérant, il enseignera notamment l'histoire du Haut Moyen Âge à Brême, en Allemagne, et l'histoire des sciences et des techniques à l'université de Pennsylvanie. La fermeture de son centre coïncide avec un déclin de sa notoriété, en particulier en France. Le premier choc pétrolier, la montée d'une crise endémique dans les sociétés industrielles, le développement des nouvelles technologies de l'information aussi, qui portent avec elles l'espoir de perspectives nouvelles pour les sociétés, mobilisent les esprits.

 

La critique illichienne est pour un temps marginalisée.

 

Aujourd'hui, même si son nom est peu connu des nouvelles générations, les réflexions d'Illich retrouvent un certain crédit. Elles réapparaissent dans nombre de publications actuelles. Alors que l'accumulation des biens crée de nouvelles exclusions, que le réchauffement climatique menace les équilibres écologiques, que les crises financières mettent au jour un emballement déraisonnable de systèmes entièrement tendus vers leur enrichissement, certains dénoncent les égarements des sociétés actuelles. Les apôtres de la décroissance, ou de la deep ecology, mais aussi les tenants du développement durable ou les partisans de la croissance zéro, chacun à leur manière, montrent en fait la vitalité de la pensée d'Illich qui avait ouvert bien des portes et reste une grille de lecture pour (re)penser les sociétés humaines.

 

Comment couvrir la totalité de cette pensée prolifique et atypique qu'Illich déroule au fil de ses ouvrages, affine ici, nuance ou modifie là, et qu'il complétera d'ailleurs jusqu'à sa mort en 2002 dans ses publications(1)?

 

Pour Illich, les errements dans lesquels se sont engagées les sociétés contemporaines datent de l'industrialisation. Le responsable est ce qu'il nomme l'«outil destructeur (qui) accroît l'uniformisation, la dépendance, l'exploitation et l'impuissance; il dérobe au pauvre sa part de convivialité pour mieux frustrer le riche de la sienne»… La noria, la pompe à eau, le chariot, le roulement à bille furent en leur temps des inventions qui ont permis d'accroître l'autonomie et la créativité des hommes. Mais aujourd'hui, les outils sont devenus des machines, des usines, des techniques sophistiquées qui aliènent plutôt qu'ils libèrent. Ce qu'Illich appelle le «mode de production hétéronome» (Le Chômage créateur, 1977), permettant de produire en masse grâce à des technologies de plus en plus performantes, prive l'homme de sa capacité à être autonome.

 

L'outil maître et bourreau de l'homme

 

Prenons l'exemple des transports: « L'Américain moyen consacre plus de 1600 heures par an à sa voiture. Il y est assis, qu'elle soit en marche ou à l'arrêt; il la gare ou cherche à le faire; il travaille pour payer le premier versement comptant ou les traites mensuelles, l'essence, les péages, l'assurance, les impôts et les contraventions. De ses seize heures de veille chaque jour, il en donne quatre à sa voiture, qu'il l'utilise ou gagne les moyens de le faire…» (Énergie et Équité, 1973). Au final, poursuit Illich, l'Américain moyen dépense 1600 heures chaque année pour parcourir 10000 kilomètres… Ce qui représente une moyenne de sixkilomètres à l'heure! Et d'ajouter que dans un pays dépourvu d'industrie de la circulation, «les gens atteignent la même vitesse, mais avec seulement entre 3% et 8% de leur temps social», en se déplaçant à pied ou en vélo…

 

C'est au sens large qu'il faut comprendre l'emploi du mot «outil» chez Illich: il désigne aussi bien l'industrie automobile, les transports, les communications que le secteur de l'éducation ou de la médecine. Au-delà d'un certain seuil, la production sans cesse accrue de marchandises ou de services devient un objet d'aliénation. Le modèle productif devient contre-productif. Et notons à ce sujet qu'Illich renvoie dos à dos les systèmes capitaliste et socialiste qui divisaient le monde à l'époque où il formulait sa théorie, et qui voient tous deux l'outil comme instrument libérateur de l'homme.

 

Le monopole radical

 

Et il y a plus! La production «surefficiente» de marchandises invalide toute possibilité d'autonomie, en faisant de ceux qui n'en bénéficient pas des exclus. C'est ce qu'Illich appelle le «monopole radical» qui rend les gens impuissants. À son époque, ce monopole fait par exemple disparaître les trottoirs des villes au profit de l'automobile; le téléphone, d'outil convivial, devient un instrument indispensable géré par des compagnies toutes-puissantes…

«Il y a monopole radical lorsque l'outil programmé évince le pouvoir-faire de l'individu» (La Convivialité, 1973). L'école, par exemple, exerce un monopole radical en définissant les savoirs qu'il est légitime d'acquérir pour être inséré dans la société, en excluant les autodidactes et en disqualifiant tous les autres moyens d'apprentissage (encadré ci-dessus). La médecine moderne oblige à passer par les prescriptions médicales et l'hôpital crée de nouvelles maladies. Aux mains de producteurs (médecins, hôpitaux, laboratoires pharmaceutiques), elle réduit les malades au statut de clients dociles, toujours plus demandeurs de soins et de remèdes… «Les institutions dominantes optimisent la production du mégaoutillage et l'orientent vers un peuple de fantômes»: la messe est dite, si l'on peut s'exprimer ainsi à propos d'un prêtre défroqué…

 

On le voit, la critique d'Illich, axée sur les «outils bourreaux» et les «institutions manipulatrices» est pour le moins radicale. Comme le résume le philosophe Jean-Pierre Dupuy, qui fut l'un de ses adeptes et fréquenta Cuernavaca, pour Illich, passés certains seuils critiques de développement, les grandes institutions de nos sociétés industrielles deviennent un obstacle aux objectifs qu'elles sont censées servir: «La médecine corrompt la santé, l'école bêtifie, le transport immobilise, les communications rendent sourd et muet, les flux d'information détruisent le sens, le recours à l'énergie fossile menace de détruire toute vie future et, last but not least, l'alimentation industrielle se transforme en poison(2).»

 

La reconstruction conviviale

 

Mais alors, quelle est cette «société conviviale» qu'Illich appelle de ses vœux? Faut-il en revenir à l'âge préindustriel, en se rangeant du côté de ceux qui mythifient le passé pour mieux fustiger le présent? Illich est plus nuancé. Il ne donne pas de réponse politique à sa critique de la situation présente, mais affirme à maintes reprises que tout est dans «l'équilibre (…) entre l'outillage producteur d'une demande qu'il est conçu pour satisfaire et les outils qui stimulent l'accomplissement personnel». La télévision, par exemple, a sa raison d'être mais ne doit pas «transformer les spectateurs en voyeurs».

 

Protéger l'environnement naturel, l'autonomie et la créativité des individus, leur droit de parole et leurs traditions –à travers le langage, le mythe et le rituel–, tels sont les préceptes de la «reconstruction conviviale». Mais pour ne plus payer les pots cassés de la croissance et de son stress dévastateur, la désaccoutumance sera douloureuse, prévient Illich.

 

Forces et faiblesses

 

Certaines de ses prophéties ont pris aujourd'hui un relief particulier, notamment dans le domaine de l'écologie lorsqu'il prévient de la menace de destruction de la planète. Mais aussi lorsqu'il annonce la «destruction du lien social», «la multiplication des minorités» (dans lesquelles il place les femmes, mais aussi les Noirs, les «sous-éduqués» et les «mal-pensants») et le «développement spectaculaire de leurs revendications», alors que les institutions ne feront que renforcer le pouvoir des élites…

 

Finalement, la critique illichienne a-t-elle perdu de sa force aujourd'hui? Oui et non pourrait-on conclure. D'une part, on peut penser que les initiatives qui se sont fait jour depuis les années 1970, tels les réseaux d'échange de savoirs, l'économie solidaire et nombre de propositions alternatives quant à la marche du monde et des sociétés, s'inscrivent dans la droite ligne de cette pensée. D'autre part, comment, se demande-t-on au fil de la lecture de ce penseur, adhérer à une posture qui invalide la possibilité de nouveaux progrès, dans le domaine de la santé par exemple? C'est dans ces contradictions que s'inscrivent les grands défis de nos sociétés contemporaines, et c'est en ce sens que la pensée d'Illich est plus que jamais bien vivante…

 

NOTE :

(1) Ses œuvres complètes ont été publiées après sa mort, en 2003, aux éditions Fayard.
(2) Jean-Pierre Dupuy, «
La médicalisation de la vie. Médecine et pouvoir: en hommage à Ivan Illich», Esprit, octobre2004.

 



25/07/2009
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