Il est terrible le bruit de la chaise vide
Il est terrible le bruit de la chaise vide
Il est terrible le bruit de la chaise vide devant un bureau vide.
Il est terrible ce bruit qui résonne dans la conscience des hommes qui font la loi ou qui la font appliquer.
Il est terrible ce bruit dans la tête de ceux qui ne veulent pas mettre leur tête dans le sable de la lâcheté
Il est terrible ce bruit
Comme le tic-tac entêtant
De l'horloge qui vous dit :
« plus jamais ça »
Lettre ouverte
Je
suis une enseignante. Plus exactement je suis une « maîtresse CRI ».
J'ai reçu comme mission de l'Education Nationale d'accueillir les
enfants étrangers et de leur enseigner le français à l'école primaire.
Il s'agit d'une responsabilité que je considère comme très grande, et
je tâche de l'assumer au mieux de mes possibilités.
Il
y a 6 ans, Aynur, Hazan, Eddanur, Tomas, Cristina, étaient de ceux-là.
Timidement, ils atterrissaient dans des classes des écoles de
Montélimar. Chaque enfant regardait son enseignant avec les yeux avides
d'apprendre, mais désolé de ne rien comprendre. En cours de CRI, tout
allait plus lentement, tous captaient des mots, des phrases, ils les
redisaient, gênés au début, mais avec plus d'aplomb chaque jour, car
ils se sentaient de plus en plus en confiance. Et puis en classe, la
gentille maîtresse ne les grondait pas. Elle leur souriait, disait des
mots qui, peu à peu prenaient du sens. Et eux s'essayaient à redire les
mots, à répondre aux questions des copains. C'était parfois tout faux,
un mot à la place de l'autre, et les copains riaient ! C'était vexant
au début, mais avec l'amitié des autres qui donnaient le mot juste, ils
finissaient par bien le prendre et s'améliorer. Et ils se trompaient de
moins en moins. Et ils s'aventuraient à dire des mots nouveaux, des
phrases nouvelles. Et les copains disaient « bravo ! ». Et la maîtresse
gentille félicitait. « Tu apprends très vite ! ». C'était dur pourtant
tous ces mots à retenir ! Tous ces efforts à faire pour rester
attentif… Alors parfois un brouillard de mots s'installait tout autour,
et ils s'enfonçaient dans le brouillard, pour se faire oublier, pour
s'échapper et penser aux larmes que la grand-mère n'avait pu cacher au
moment du départ…C'était dur, oui, c'était dur. Le soir, la tête allait
exploser, et ils étaient contents de retrouver leurs parents pour
parler la langue facile, celle qu'on n'a « même pas apprise, parce
qu'on la connaît déjà ». Mais les parents ne leur laissaient pas le
temps de se reposer. Ils insistaient pour qu'ils aillent au soutien FLE[1],
qu'ils révisent les leçons de français, parce que les parents savent
bien que leurs enfants apprendront plus vite qu'eux, et qu'il faut les
encourager pour réussir à l'école. Parce que si on réussit à l'école,
on s'en sortira…
L'année
d'après, hormis la manière de rouler les « r », ou de se tromper
d'auxiliaire, plus personne ne se souvenait de leur arrivée ; ils
étaient des meneurs de jeu, des bons en maths, des doués en arts
plastiques, et des excellents apprenants d'anglais, cette langue si
difficile à apprendre pour les autres.
Il
y a 5 ans, Richard, Béa, Rachel, Joachim, Onurcan, sont arrivés, il y
a 4 ans d'autres encore. Tous apprenaient avec plus ou moins d'aisance
la langue française et finissaient par se fondre dans le groupe classe
et dans la vie de l'école. Pourtant un mot commençait à résonner comme
un coup de marteau sur l'enclume, le mot « papiers ». Un mot qui
faisait mal à dire, parce qu'il faisait mal dans la tête des parents.
Et puis ce mot s'oubliait, on finissait pas ne plus l'entendre. La vie
continuait.
Il
y a 3 ans , Gevorg, Alexandre, Kateryna, et d'autres encore, sont
arrivés et ont fait ressurgir ce mot avec plus d'acuité. Un mot qui
faisait de plus en plus de mal à dire. Un mot qui finissait par se
coller comme une marque indélébile sur la peau d'enfants innocents.
Il
y a 2 ans, Elvis, Denis, Arbenit, Drilon et les autres, sont arrivés.
Ils portaient les mêmes espoirs et les mêmes inquiétudes que ceux d'il
y a six ans. Ils avaient quitté ce que pour rien au monde, ils ne
souhaitaient revoir. Chaque enfant a regardé son gentil maître, qui les
a encouragé. Ils se sont essayés aux mots. Parfois, cela a marché,
parfois c'était tout faux. Au début, ils étaient vexés de voir rire
tous ces garçons et ces filles, mais ils ont compris, et ils se sont
lancés dans l'aventure. Une incroyable aventure que celle de découvrir
qu'on arrive enfin à communiquer lorsqu'on apprend des mots, des
phrases, et qu'on fait des liens entre tous ces mots et ces phrases.
Une alchimie époustouflante !
Et puis, l'éclair, le tonnerre, la foudre. Un énorme tremblement de terre. Un mot qui tombe, implacable : « REJET »
Des
parents qui pleurent, qui disent qu'ils ne peuvent pas rester en
France. Qu'il faudrait repartir là-bas où, pour rien au monde, on ne
voudrait retourner. Alors, qu'il faut se cacher, devenir
« clandestins ». Et retrouver ce mal au ventre terrible dont on vient
de se débarrasser.
Entendre
les bruits qui font peur et qui empêchent de dormir. Etre réveillé par
les cauchemars, appeler ses parents pour être consolé, mais trouver des
parents qui n'arrivent même plus à consoler. Continuer à aller à
l'école avec la peur. Continuer, continuer,… Les mots se brouillent,
ils se perdent, ils n'arrivent plus à s'accrocher pour faire du sens.
On perd pied, on lâche… trop d'inquiétudes, aller à l'école, pour quoi ?
Le maître se fatigue, les professeurs renoncent.
Que
faire pour exister maintenant s'il n'est nulle part où trouver sa
place ? Tentation de faire du bruit, de répondre, d'affirmer qu'on peut
être violent…Et finir par l'être.
Et
voici qu'il y a 2 semaines, le papa de Buket et Dilara est arrêté.
Encadré par des policiers, il est enfermé dans un centre de rétention.
Puis renvoyé. Expulsé. Le papa de Buket et Dilara. Leur papa. Celui qui
leur a tant appris. Celui qui leur a tout expliqué de la France. Qui
leur a dit comment on devait respecter les autres, les copains, les
adultes. Celui que tout le monde prenait en exemple pour son honnêteté.
Leur Papa. Que s'est-il passé ? Est ce qu'il est devenu un voyou ? Leur
Papa. C'est impossible. Mais que s'est-il passé ? Qui peut expliquer ?
Buket et Dilara ne comprennent pas. Elles ne comprendront jamais.
Demain, elles sortiront de ce cauchemar, c'est sûr. Et elles
retrouveront Leur papa.
L'expulsion
est confirmée. L'avion a embarqué leur papa. Est ce que le monde peut
encore continuer de tourner ? Non, tout s'arrête. Tout se brise. Leur
maman pleure, le bébé dans les bras, la toute petite dernière qu'on se
disputait pour porter quand papa était là. Dilara colle Buket comme un
ruban tue-mouche. Il n'y a plus de mots pour dire, ni en français, ni
dans la langue facile qu'on n'a même pas apprise. Il faut juste se
cacher. Devenir invisible. Arrêter d'exister, pour ne pas se faire
attraper par la police.
Je
suis une maîtresse CRI qui lance un CRI pour que cessent les actes
d'inhumanité à l'égard d'enfants et d'adultes ici, aujourd'hui. Tout de
suite.
Je
suis une maîtresse CRI qui lance un CRI pour que l'on ne s'habitue pas
à voir interner des enfants en centres de rétention.
Je
suis une maîtresse CRI qui lance un CRI pour que nous nous réveillons
vite de ce qui s'installe comme barbarie dans notre pays, et que JAMAIS
nous ne l'acceptions.
N'oublions pas Jacques Prévert, ce poète qui est si cher dans nos écoles:
« Il est terrible
Le petit bruit de l'œuf cassé sur un comptoir d'étain
Il est terrible ce bruit
Quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim »
Oui, Prévert
Il est terrible le bruit de la chaise vide devant un bureau vide.
Il est terrible ce bruit qui résonne dans la conscience des hommes qui font la loi ou qui la font appliquer.
Il est terrible ce bruit dans la tête de ceux qui ne veulent pas mettre leur tête dans le sable de la lâcheté.*(resf Privas)
Il est terrible ce bruit
Comme le tic-tac entêtant
De l'horloge qui vous dit :
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