Extension du domaine de la hutte
Extension du domaine de la hutte
Par Sébastien Thiery, politologue, enseignant à l'Ecole nationale supérieure des arts décoratifs
En novembre dernier, à peine sanctifié par l'Académie Goncourt, un littérateur causait de la Nation en ces termes peu flatteurs : "je ne me sens aucun devoir à l'égard de la France. Pour moi, elle est un hôtel, rien de plus". Chez Drouant, tant de subversive frivolité fit certainement pouffer. A l'Intérieur comme à l'Identité Nationale, on observa le plus scrupuleux des silences.
Ainsi demeurait-on bienveillants à l'endroit d'un exilé fiscal prestigieux, à l'instar d'un réceptionniste encaissant dignement les extravagances de sa meilleure clientèle. Pour Michel Houellebecq, jamais l'établissement France n'affichera complet. En cas d'installation prolongée, on saura même envisager quelque gracieuse ristourne sur impôts.
Simultanément, à quelques encablures de là, l'ambiance s'est avérée autrement plus hostile. C'est qu'à même le territoire français, nombre d'installations firent ces derniers mois l'objet d'un traitement féroce. En 2010, les procédures d'intervention contre les camps de Roms auront été simplifiées à l'extrême facilitant leur destruction, et méprisant les plus élémentaires droits de leurs occupants. L'état d'exception fut institué. Préparé par quelques sorties incontrôlées du président de la République relatives aux "problèmes que posent certains parmi les gens du voyage", il fut orchestré par un ministre de l'intérieur versant dans la "présomption de culpabilité" et activé par des néo-préfets super-flics. Durant l'été, le "démantèlement" de dizaines de campements illicites fut énergiquement mis en oeuvre. Aujourd'hui, l'hiver s'installe : nos parlementaires envisagent la normalisation de cet état d'exception et la déclaration, par voie légale, d'un état de guerre. Tel est le sens d'un article inscrit au menu du fatras sécuritaire qui tient lieu de projet de loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, dite Loppsi 2. Invraisemblable, cet article 32 ter A prévoit l'évacuation et la destruction de toute "installation ? qui ? comporte de graves risques pour la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques". Aucun recours, aucune défense, aucun répit, exceptées les 48 heures qui séparent la décision du préfet de son exécution. Pas un mot sur le sort des personnes expulsées, accessoirement traumatisées.
L'inconstitutionnel discours de Grenoble a témoigné de la résurgence d'un authentique racisme d'Etat que ce projet de loi vient sans doute confirmer. Mais ce dernier relève peut-être moins d'un nauséabond relent que d'une politique de terreur non encore répertoriée dans nos manuels d'histoires. Ce texte interprétable à l'envi promet en effet l'enfer à quiconque n'a simplement pas de logement et s'installe ici ou là, comme il peut. Il concerne d'abord les 41 000 personnes qui, selon la Fondation Abbé Pierre, vivent sous abris de fortune, baraquements ou tentes. L'installation de ces dernières n'était jusqu'à présent condamnée qu'au titre de l'article R644 du Code pénal visant ceux qui "embarrassent la voie publique en y déposant ou y laissant sans nécessité des matériaux ou objets quelconques". On visait ainsi l'inconvenant qui délaisse sur le trottoir un objet apparenté au déchet encombrant. Avec l'article 32 ter A, la police du territoire se sophistique : ajustée à ce qu'elle vise, elle rend l'installation, et donc la tente elle-même, coupable. Voilà qui confère un relief tout à fait particulier au jugement du 19 novembre du Conseil d'Etat estimant bon de "recourir à des modalités d'accueil sous forme de tentes ou d'autres installations comparables" quand "les capacités de logement normalement disponibles sont temporairement épuisées". Ainsi, les plus hautes institutions de l'Etat concourent-elles à l'organisation d'un massacre. Des textes prévoyaient jusqu'alors l'évacuation et l'assistance à personne à danger en cas de péril ou d'insalubrité manifeste ; sous la tente ou le bidonville, on envisageait les hommes qui y cherchaient refuge. L'article 32 ter A considère l'installation en ce qu'elle menace la collectivité publique alentour et, niant l'existence même de ceux qui résident là, les dégrade de la qualité de sujets de droit. Sans parole, fous de vivre l'invivable, ils entrent par voie légale dans l'immonde. Frappés d'abomination comme par effet de contamination de leur indigne abris, ils seront expulsés, dispersés, internés ou incarcérés dans les "villages d'insertion" ultra-sécurisés qui se créent aujourd'hui autour de Paris. Jusqu'alors demeurait l'illusion que la puissance publique poursuivrait les ambitions des politiques d'accueil, d'hébergement, de logement. Instituant le renoncement et l'abandon, ce texte promet le pire à ceux dont l'habitat porte la trace d'infamie. Il ne vise donc pas le nomade qu'incarne à la perfection l'exilé fiscal, prix Goncourt ou pas. Il ne vise pas non plus l'étranger, dont la génétique ne dit pas qu'il est forcément mauvais investisseur. Il vise le démuni, corps en trop.
Alors que l'irraison d'Etat se systématise, nous ne parvenons pas à concevoir, ou peut-être simplement dire et écrire, que l'heure de la résistance est venue. Les socles sont bien là. La Constitution en son préambule porte l'héritage du CNR et des droits les plus fondamentaux. L'Europe n'est pas en reste : liberté de circulation, accueil dans la dignité des demandeurs d'asile, décision de la Cour Européenne des Droits de l'Homme invalidant la procédure d'expulsion d'occupants sans titre au motif qu'ils se "trouvaient en situation de précarité et fragilité, et apparaissaient mériter, à ce titre, une protection renforcée" (déc. 12 octobre 2010, Société Cofinco c. France). Manque cependant les techniques de contre-offensive permettant, en l'occurrence, la mise en déroute des opérations de destruction. Il faudrait savoir enfin offrir une "protection renforcée" à ces installations, soutenir leur émergence et poursuivre leur simple horizon : faire hospitalité. Il faudrait savoir livrer bataille par l'architecture, par la consolidation de ces lieux de survie jusqu'à les rendre non repérables en tant que "dégradations". Au centre comme en périphérie, il faudrait savoir prendre place, faire place, occuper le territoire et, le construisant, devenir le territoire. Il faudrait envisager bâtir la ville manquante, et cesser de réclamer qu'adviennent les "solutions de logement" en entretenant l'idée que les représentants de l'Etat détiennent la clé de la satisfaction de tous. Il faudrait briser le tabou qui, du côté des militants, empêche que soit jamais pensée l'action résolue de fixer les tentes, consolider les baraques, assainir les camps, jusqu'à ce qu'un confort maximal soit enfin gagné, jusqu'à ce que la destruction soit empêchée. Il faudrait reprendre possession d'un savoir-viabiliser le territoire qui, aujourd'hui aménagé comme pur espace de transit, devient inhabitable pour ceux qui, malgré tout, désirent vivre ici. Alors, peut-être, réinscrirons-nous l'hospitalité comme valeur centrale de construction du territoire, reconstituant par le sol l'Etat de droit aujourd'hui en ruines.
Sébastien Thiery, politologue, enseignant à l'Ecole nationale supérieure des arts décoratifs
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